• A la manière de... Fred Vargas

     Le commissaire Magrasse alluma son ordinateur. Une vieille bécane poussive bonne à figurer dans un musée des hautes technologies. Face aux innovations high-tech, il se sentait toujours un peu dépassé. Son vieux coucou lui convenait, jamais il n’avait songé à le changer. Magrasse était dans ses pensées. Il ne savait pas trop lesquelles. Ses pensées, il avait l’habitude de les accueillir comme elles venaient, sans chercher à les organiser. Encore moins à les discipliner.

    Magrasse songeait à Gardal. Son adjoint. Il l’avait senti agacé, énervé. Gardal n’aimait pas les méthodes de son supérieur. Mais il ne s’agissait pas de méthodes. Gardal s’était énervé quand Magrasse avait évoqué les sources de la Seine, au mont Gerbier des Joncs.

    — Le plateau de Langres, avait coupé son adjoint.

    — Quoi le plateau de Langres ?

    — La Seine prend sa source au plateau de Langres.

    — Et le Mont Gerbier des Joncs alors ?

    — C’est la Loire qui prend sa source au Mont Gerbier des Joncs.

    — Vous êtes sûr, Gardal ?

    C’est peut-être ça qui l’avait agacé. Qu’on mette sa parole en doute.

    — Oui j’en suis sûr, commissaire, avait-il répondu piqué au vif. Et vous aussi vous devriez le savoir. Mais vous n’avez aucune culture.

    Cela, Magrasse le savait. Ce n’est pas qu’il ne s’intéressait pas. Mais les informations glissaient sur lui, il n’avait pas le temps de les retenir qu’elles étaient déjà enfuies. En revanche Gardal les accumulait. Les stockait dans son cerveau. Et les ressortait dès qu’on lui demandait. Il devait y avoir sous son crâne un nombre infini de choses. Un capharnaüm hétéroclite, un souk gigantesque où le monde entier tiendrait. À la réflexion c’était plutôt inquiétant.

    L’écran de l’ordinateur passa du noir au bleu, puis revint au noir. Enfin, tout en haut, à gauche, un petit tiret se mit à clignoter. C’était bon signe. En effet, moins de trois minutes plus tard l’ordinateur était allumé. Restait à Magrasse à se connecter sur Internet.

    Le commissaire n’aimait pas avoir quitté Gardal chafouin. C’était un bon flic, Gardal. Et il était décidé à lui montrer qu’il appréciait toutes ces choses un peu étranges qu’il conservait dans son cerveau. Décidé à s’intéresser à la culture. Le problème est qu’il ignorait par où commencer. Son grand-père était fier de cultiver lui-même ses pommes de terre. Et tout un tas d’autres légumes. De vieux légumes oubliés. Si oubliés que Magrasse avait oublié leur nom. Gardal ne les aurait pas oubliés lui. Il n’oubliait jamais rien. Le commissaire regarda longuement la page d’accueil du moteur de recherche avant de se décider à taper ce simple mot : culture.

    Le résultat de sa recherche l’affola un peu. Plus de quatre millions ou quatre milliards ou quatre cent milliards de milliards de réponses… Avec autant de chiffres, le commissaire n’était plus très sûr de lui. Un sacré tas de pages Web consacrée à la culture, ça c’était sûr. Bien plus qu’il ne pourrait jamais en lire. Quant à les retenir il n’y songeait même pas. Vaguement désespéré il allait abandonner quand un site attira son attention. Celui du ministère de la culture. Il aurait dû y penser plus tôt, la culture c’est du sérieux, pas le genre de truc à confier à n’importe qui. C’est tellement sérieux la culture, qu’elle a son ministère dédié ! Et un ministre de tutelle, pas un sous-fifre secrétaire d’état. De plus, en ce moment le ministre de la culture est une femme. Plutôt jeune et plutôt jolie[1].  Pas un vieux barbon rasoir et pontifiant. Un sourire furtif éclaira le visage mal rasé du commissaire. Il déplaça sa chaise pour que son dos puisse suivre au plus près la course du soleil à travers les vitres de l’appartement. Tout cela était du meilleur augure. Gardal serait content.

    En cliquant sur l’organigramme du ministère, le commissaire apprit que la ministre n’était pas seule à y officier. Elle avait avec elle un directeur de cabinet, des directeurs adjoints de cabinet, des chefs de cabinet, des chefs adjoints de cabinet, des chefs de projets, des superviseurs, des conseillers, des conseillères. Et, on pouvait l’imaginer, une palanquée de secrétaires, de personnel technique, d’agents de service, de responsables café. Ceux-là n’étaient pas assez importants pour figurer dans l’organigramme. Ce sont les petites mains de la culture, celles sans qui le travail n’avancerait pas mais qui sont indignes d’être présentées au grand public. N’empêche, l’organigramme c’est chouette. Dans la rubrique carrière, Magrasse apprit encore que la ministre possédait une double casquette professionnelle. Une sacrée casquette capable de la prémunir de tous les coups de soleil possibles et inimaginables. Professeur de lettres et écrivain. Professeur de lettres, c’est bien. Un peu commun peut-être. Mais écrivain ! Etre capable de s’asseoir pendant des heures et des heures pour noircir des feuilles et des feuilles avait toujours impressionné le commissaire. Lui, les feuilles, c’était pour griffonner. Des croquis, des dessins incertains, des esquisses aléatoires. Ecrire un bouquin, l’idée ne l’avait jamais effleuré. Sa découverte le tourneboulait. Ecrivain, ce n’était pas rien. Comme Malraux ? Magrasse n’avait jamais lu ses livres mais il se souvenait de sa voix chevrotante et des maisons de la jeunesse et de la culture. C’est vrai, Aurélie n’était pas encore prête à remplir six volumes de la prestigieuse édition La Pléiade, d’accord. Mais deux romans, c’est un début.

    Magrasse eut la tentation de rechercher ce que la ministre avait bien pu écrire. Il y céda sans tenter de résister. De lien en lien, de clic en clic, de fil en aiguille, il trouva quelques extraits. Toujours les mêmes. Quelques pages croustillantes de « Un Homme dans la poche[2] », comme si le reste n’intéressait personne sur la Toile. Magrasse s’éparpillait. Papillonnait. Son esprit suivant le cours indocile de ses recherches, il passait du coq à l’âne. Il dut faire un effort pour se concentrer à nouveau sur le sujet qui l’intéressait : la culture. Sur la page d’accueil du ministère se trouvait, comme dans les quotidiens,  ne rubrique « À la Une.» « C’est pratique ça, une Une », songea le commissaire. « C’est un peu une synthèse, un raccourci pour aller à l’essentiel sans se laisser perturber par des futilités. Comme de chercher ce qu’a bien pu écrire notre ministre. » Le commissaire pensait ça sans conviction. En règle générale il n’empruntait guère les raccourcis et s’intéressait davantage aux futilités qu’aux choses essentielles. Au commissariat c’est ce que lui reprochait son équipe. En silence toutefois, c’était lui la patron.

    En Une donc, « L’Histoire de trois tableaux volés par la nazis. » « C’est intéressant ça », pensa Magrasse. « On dirait le synopsis d’un polar. Sûr que Gardal se régalerait. » À la réflexion ce n’était pas une bonne idée de lancer son adjoint sur les tableaux volés restitués à leurs propriétaires. Gardal serait intarissable. Il inonderait son interlocuteur d’informations sur le peintre flamand Joos de Momper (1 564 - 1 635), auteur d’un magnifique Paysage montagneux. Il ne tarirait pas sur ce Portrait de femme du XVIIIe siècle dont on n’était sûr ni du modèle, ni du peintre. Enfin l’encyclopédie vivante qu’est Gardal concocterait un exposé bourré d’anecdotes sur la Vierge et l’Enfant, copie d’après Lippo Memmi, l’un des Primitifs italiens, ou un artiste de son cercle. Le commissaire était fatigué d’avance en imaginant son adjoint lui détailler avec force détails l’histoire des musées ayant accueilli un temps ces œuvres avant les demandes en restitution faites par les ayant droits des personnes spoliées. Le deuxième sujet de la Une laissa le commissaire perplexe. « Comment la poésie vient aux enfants. » Il y était question, entre autres, d’une tanagra, reproduction d’une statuette de l’Egypte antique. « C’est certain », dit Magrasse à voix haute en fermant la page, « aborder Gardal en lui parlant des statuettes égyptiennes, ça l’impressionnerait. » Hélas, le mot disparu de sous ses yeux, il ne savait plus s’il s’agissait de tangra, de tamara, de tétram ou de tantram. Et l’imprécision plongeait Gardal dans des abîmes de désolation. D’ailleurs, au commissariat, la poésie c’était l’affaire de Reyvance, pas celle de Gardal.

    Restait la troisième et dernière Une. Une formule choc, la quintessence de la Une coup de poing : « Dix ans après sa mort, Nougaro est toujours vivant. » Des morts, Magrasse en avait vu beaucoup. Des mutilés, des amochés, des scarifiés, des suicidés, des qu’on avait suicidés, des noyés, des empoisonnés, et même des étouffés à la mie de pain. À leur sujet le commissaire n’était sûr que d’une seule chose. Et c’est qu’ils étaient morts, bien morts. Et qu’aucun d’entre eux n’était revenu à la vie.

    Dehors le soleil avait disparu. Le ciel de Paris charriait de lourds nuages. « Avec un peu de chance, il pleuvra avant ce soir », se dit le commissaire en éteignant son ordinateur. Demain il serait passé de l’eau sous les ponts et quelques bouteilles de blanc se seront déversées dans le gosier de Gardal. Il aurait oublié son humeur chafouine, le commissaire se garderait d’évoquer les sources de la Seine, de la Loire de la Garonne ou de n’importe quel autre fleuve. Magrasse ouvrit la fenêtre pour profiter des premières gouttes de l’averse en se disant qu’au fond cette histoire de culture ou d’acculture était un peu vaine.

    Le commissaire fut tiré de ses rêveries par la sonnerie de son téléphone. C’était Gardal. À moins de huit cent mètres de l’appartement, la Seine venait de déposer le corps d’une femme qu’elle avait charrié dans ses remous.

    ©Pierre Mangin 2016



    [1] Au moment où Magrasse se pose ces questions, Aurélie Filippetti, exerçait les fonctions de Ministre de la Culture et de la Communication. Elle restera à ce poste du 16/05/2012 au 25/08 2014.

    [2] Aurélie Filippetti « Un Homme dans la poche » Editions Stock, 2006 

     

     

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