• Burgermancie

    Burgermancie

    « Retour de l’être aimé, guérisons de l’âme et du corps, élévation sociale.

    Philomène Astéropode dévoile votre avenir

    et guide vos pas vers la plénitude et la sérénitude. »

     

    En temps normal une telle annonce imprimée sur un papier rose vulgaire m’aurait pour le moins laissé indifférent, pour le plus inspiré quelques réflexions cinglantes sur la crédulité des gens faisant appel à ce genre de charlatans, à moins que je ne me fende d’une tirade acide sur la foncière malhonnêteté de ces marabouts de pacotille.

    Seulement voilà… Je ne traversais pas un temps normal. Ma femme venait de me plaquer pour ma dentiste. Ma maîtresse, au lieu de se réjouir de mon célibat tout neuf, avait pris la poudre d’escampette. Quant à ma dentiste, non contente de m’avoir soufflé ma légitime et de pratiquer des tarifs prohibitifs, je la soupçonnais de faire durer mes soins plus que nécessaire pour le plaisir un peu sadique de jouer de la roulette et de la fraise sur mes dents agacées de douleurs.

    Au boulot mes supérieurs me jugeaient déconcentré, démotivé, voire déballonné. La mise à pied me guettait, prémices, je n’en doutais pas, d’ennuis beaucoup plus graves. À mon âge je n’imaginais que trop ce que flirter avec Pôle Emploi signifierait. 

    Je ne voudrais pas brosser une image par trop négative de ce temps que je traversais. Car, en vérité, je trouvais chaque soir une consolation à mes nombreux soucis en ingurgitant une quantité impressionnante de boissons alcoolisées. De la bière d’abord, dès la fin d’après-midi. Beaucoup de bière, histoire de rincer les scories accumulées durant la journée. Puis du whisky. Trois ou quatre verres. Parfois cinq. Pour me sentir détendu. Cool. C’est ça qu’il faut aujourd’hui, être cool. Enfin du vin avec mon repas. Les anciens redoutaient une journée sans pain. Je n’envisageais pas un repas sans vin. Beaucoup de vin. Je dois vous avouer que je payais ces consolations rubis sur l’ongle chaque matin en me coltinant des maux de tête carabinés.

    Cette consommation immodérée d’alcool se révélait tout à fait irrationnelle, j’étais bien obligé de le reconnaître... Alors, qu’est-ce qui m’empêchait de rajouter une petite goutte d’irrationnel dans ma vie en allant voir cette Philomène Astéropode ? Rien ni personne bien sûr. Le papier rose vulgaire mentionnait un numéro de téléphone. J’ai appelé. J’ai eu un rendez-vous.

    Jamais encore je n’avais rencontré de voyant. J’imaginais qu’il devait s’agir de personnes un peu étranges, originales, fantasques. Au téléphone la mienne me demanda de passer, avant de venir la voir, au Rapid’Burger du coin de la rue afin d’y commander un Royal Corned Beef Burger Double Cheese. Et de venir avec à notre rendez-vous. J’ai mis cette demande pour le moins bizarre sur le compte de l’extravagance inhérente à la profession d’extralucide. Après tout, la voyance était peut-être un art qui creusait l’estomac de celui ou celle qui le pratiquait au même titre que la maçonnerie ou le terrassement.

    En rendant visite à une voyante je m’attendais à pénétrer dans un intérieur pittoresque. J’imaginais des murs tapissés de tentures exotiques et des sols recouverts d’épais tapis aux couleurs chatoyantes. J’imaginais de la lumière tamisée, des statues d’éléphants à six bras et de Bouddha jovial savamment disséminés dans l’espace. J’imaginais mes narines chatouillées par des effluves d’encens et de patchoulis.

    Il n’en fut rien. Le salon où Philomène Astéropode reçoit est d’une banalité affligeante. Des étagères Ikea, une télévision à écran plat, des bibelots communs, deux fauteuils en imitation cuir, un canapé trois places de la même matière. Aux murs des photos d’enfants blonds et souriants. Pas même une boule de cristal ou un peu de marc de café. La voyante me fit asseoir sur une chaise à l’assise molle, et s’installa en face de moi. Elle ne demanda même pas à voir mes lignes de main.

    Elle-même détonait de l’image mentale que je m’étais forgée d’une voyante. Alors que je m’attendais à être reçu par une femme filiforme aux longs cheveux couleur jais tombant en cascades indisciplinées sur des épaules légèrement dénudées, alors que je m’attendais à être reçu par une femme vêtue d’un sari multicolore, pieds nus dans des sandales en cuir ; la femme en face de moi était plutôt grassouillette. Un chignon retenait sur le sommet de son crâne des cheveux blond fillasse. Elle était vêtue d’un chandail sans forme et d’un jean délavé. Quant à ses pieds, ils étaient enfournés dans une de ces horribles paires de chausson fourré, que l’on nomme charentaises… Au moins me dis-je in petto non sans une petite pointe d’humour, au moins me dis-je donc, ne risquerais-je point de tomber amoureux de ma voyante. Car c’est bien là le danger qui guette l’homme dont la femme a fugué avec sa dentiste et dont la maîtresse est aux abonnés absents : vouloir soigner son mal sentimental à n’importe quel prix, quitte à tomber amoureux du premier jupon un tant soit peu charmant passant à proximité. Avec Philomène Astéropode tout danger était écarté…

    J’étais perplexe. Mais je le fus davantage encore quand mon hôtesse m’annonça mieux lire dans le Double Cheese que dans le simple. Ainsi donc, ma voyante ne lisait pas dans les lignes de la main ou dans le vol aléatoire des oiseaux, pas davantage dans la course des nuages ou l’interprétation des rêves. Elle n’était ni cartomancienne ni nécromancienne. Elle ignorait la tératomancie[1], la catoptromancie[2] tout comme l’astragalomancie[3]. Philomène Astéropode se posait en précurseur d’une nouvelle science divinatoire : elle lisait dans les hamburgers…

    — Je lis un peu dans les nuggets, me précisa t-elle, mais ma vue baisse, c’est un peu trouble. Le Royal Corned Beef Burger Double Cheese c’est plus net. Allez-y, mordez !

    J’hésitais. Le pain mou et baveux, l’intérieur gras à la couleur indéfinissable ne m’inspiraient guère.

    Philomène Astéropode m’encouragea :

    — Allez-y, mordez à pleines dents !

    Je venais de perdre un billet de cent euros en venant la voir, j’estimais raisonnable de continuer l’expérience jusqu’au bout. Le sandwich avait beau être mou, il n’en demeurait pas moins épais. J’ouvris la bouche au maximum et mordit dans le pain indigeste. Aussitôt je sentis un jus visqueux couler aux commissures de mes lèvres. Ma chemise s’orna d’une disgracieuse tache de mayonnaise fushia, alors qu’un morceau de steak haché nauséabond atterrissait sur mon pantalon. 

    Je voulus sortir un mouchoir mais la voyante m’en dissuada. Renouant avec les plus anciennes traditions de sa profession, les taches de graisse et autres salissures de sauce barbecue semblaient inspirer Philomène Astéropode au plus haut point.

    En effet, après m’avoir longuement examiné, de mon entrejambe maculé de graisse aux morceaux de salade ayant trouvé refuge entre mes incisives, en passant par l’affreuse tache de ma chemise qui, miracle de la capillarité, s’étalait de minute en minute ; après avoir soupesé mon reste de hamburger, étudié les oignons défraîchis et le fromage synthétique qui en dégoulinait ; elle m’offrit son oracle d’une voix d’outre-tombe :

    — Votre femme est partie, vous souffrez de problèmes dentaires récurrents, vous buvez trop.

    Je me souvenais vaguement lui avoir raconté tout ça au téléphone. Mais je n’étais plus trop sûr de rien. Philomène Astéropode continuait :

    — Revenez la semaine prochaine avec un Super Burger spécial Beef, sauce Rapid’Burger.

    Abandonnant sa voix d’outre-tombe et tout en m’adressant un sourire désarmant, elle conclut l’entretien :

    — Je lis bien aussi dans les Super Burger spécial Beef, sauce Rapid’Burger…

     

    (Première parution, Revue Torticolis N° 3, avril 2016)

    ©Pierre Mangin 2019



    [1] Divination par les prodiges et les monstres

    [2] Divination par un miroir

    [3] Divination par les osselets

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