• Des Nouvelles de la mouche

     

    Des Nouvelles de la mouche

    Repus, alourdie de s’être bâfrée inconséquemment, du fond de sa poêle la mouche se trouva fort dépourvue.

     Sa prison n’avait pas de barreaux. Sa prison sentait bon, ce qui n’est pas l’ordinaire du carcéral. Sa prison était beurrée, ce qui pour une mouche vaut bien une prison dorée. Dans ce terrain poissant elle était incapable de prendre son envol. La poêle refroidissant, le beurre mêlé du gras bovin durcissait, paralysant un peu plus encore ses pauvres petites pattes grêles.

     Quand la mouche entendit qu’on ordonnait aux jumelles d’aller quérir les desserts dans le frigidaire, elle comprit que son temps était compté.

     Dans un moment philosophique elle songea que mourir au fond d’une poêle riche encore du souvenir opulent d’une cuisine traditionnelle et familiale était la plus belle fin dont elle pouvait rêver.

     Les diptères ne sont pas si différents des bipèdes qu’on pourrait le penser. Quand elles sentent leur dernière heure venue, les mouches font volontiers le bilan de leur vie en essayant de n’y mettre point trop de nostalgie.

     Alors, pour tromper l’ennui et tenir l’angoisse à distance, la mouche fit défiler sa vie dans sa minuscule tête de mouche. Elle la fit défiler façon cinémascope, écran géant et son quadriphonique.

     Elle revit sa naissance, dans un fromage de chèvre. Les jeux interminables avec ses six-cent-soixante-douze frères et soeur. Elle n’était alors qu’un petit ver de rien du tout, tout juste un asticot, mais que de joyeuses bamboches elle avait vécu dans ce fromage ! Elle revit les parties de cache-cache dans les innombrables galeries que la fratrie creusait sans relâche. On enjolive parfois ses souvenirs d’enfance, mais c’est vrai qu’elle y avait été heureuse dans ce fromage au lait cru ! La pâte était moelleuse à souhait, d’une saveur incomparable.

     La mouche ferme ses yeux, se concentre. Et retrouve cette odeur lumineuse qui s’échappait de tous les pores du chèvre. Une odeur après laquelle elle a couru toute sa vie, en vain. Jamais elle n’avait rencontré un fromage capable de l’égaler. C’est ainsi, les odeurs de l’enfance sont uniques…

     Et puis il y eut ce jour fatal. La lame d’acier qui traverse le fromage, coupant en deux dix-sept de ses sœurs, en décapitant sans merci douze autres. Les cris autour de la table, ses sœurs effrayées qui tentaient de s’enfuir, ses frères qui, n’écoutant que leur courage, s’organisaient pour faire front, les coups sans pitié pour les écraser. Combien ont péri ? Des dizaines. Une fureur meurtrière s’était emparée des humains autour de la table. C’était un carnage. Et puis la vision d’horreur. Une main qui se saisit du fromage, qui l’enferme dans un sac plastique hermétique. Sa famille condamnée a une lente asphyxie.

     Avec deux de ses sœurs elle avait réussi à s’échapper. Toutes trois étaient parvenues à force de ruse et de prudence à rejoindre un vieux plancher de chêne. C’est là, au fond d’une blessure du bois que les trois frangines trouvèrent refuge.

     L’accalmie fut de courte durée. Est venu le temps des métamorphoses que la mouche ne peut évoquer sans ressentir des douleurs dans tout son être. Personne n’explique à l’asticot qu’il va se métamorphoser en pupe avant de se réveiller en mouche. Aussi quand leurs corps commencèrent à se raidir, que les mouvements devinrent impossibles, les trois frangines n’en menaient pas large. Puis ce fut la longue nuit, solitaire, enfermée dans une coque. Les tiraillements continus, les étirements, la sensation d’être écartelée, tout le corps secoué de spasmes, tout le corps brisé de partout. Huit longs jours de supplice…

     Au fond de sa poêle la mouche sourit. Quand elle songe à son premier envol, elle oublie les douleurs et la peur. Soudain elle était devenue plus légère que l’air ! Fini de ramper, fini de creuser des galeries dans du fromage, le monde s’offrait à elle, une vie nouvelle débutait !

     On prit bébé pour le mettre au lit. Cette fois, se dit la mouche, c’est vraiment la fin… Vite, continuer le cinémascope pendant que les jumelles débarrassent.

     Le premier choc, contre une fenêtre fermée. Elle voulait quitter cette famille coupable de génocide asticotaire. La surprise de la rencontre avec cette paroi translucide fut rude. La mouche, un peu sonnée, a mis du temps à reprendre ses esprits et son vol. Ce sont ses sœurs qui l’ont avertie : « Attention criaient-elles dans leur langage, attention ! » Il s’en est fallu de peu pour que la mouche se retrouva écrasée, par une chaussure, pointure quarante-trois. Un humain, encore un. Celui-ci n’avait pas de lame d’acier mais était animé du même désir de meurtre. La mouche s’était ressaisie à temps, en s’envolant elle avait senti le vent dévier sa trajectoire.

     Les trois frangines étaient d’accord : il était urgent de quitter cette maison où elles ne seraient jamais les bienvenues.

     Le départ eut lieu le lendemain matin, à l’heure de l’aération hygiénique recommandée par les agences de santé. Recommandations que les maîtres des lieux suivaient scrupuleusement.

     Il fallait voir les trois frangines s’enfuir en formation serrée digne de la Patrouille de France. Elles vrombissaient de toutes leurs jeunes ailes, grisées de vitesse, ivres d’une liberté retrouvée.

     À côté de la poêle la vaisselle sale s’entassaient. Assiettes, verres, couverts. Ce n’est plus qu’une question de minutes avant la scène finale du film, songea la mouche avec humour.

     Elle se souvient des semaines qui suivirent cette fuite comme d’une longue période de bonheur paisible. La campagne regorgeait de fleurs à butiner, de bouses odorantes, de fruits pourris au fond des fossés, de petits cadavres d’animaux décomposés, de composts regorgeant de vie, de museaux humides où se reposer tranquillement, de peaux luisantes de sueur à agacer. Un bonheur bucolique qui semblait ne pas avoir de fin.

     Hélas la froidure a recouvert la campagne de sa chape, les fruits se sont fait rares, les cadavres ont gelés, les peaux se sont rhabillées. De joyeuse, son existence est devenue morose, tremblante, longue comme un jour sans fromage.

     Jusqu’à ce qu’elle trouve cette maison pour y passer l’hiver. Un havre de tiédeur. Vingt degrés la journée, dix-sept la nuit. Une famille sympa, un ado qui ne ferait pas de mal à une mouche, des jumelles qui lui racontaient parfois leurs secrets de jumelles, un bébé qui l’ignorait, une mère bien trop occupée à ses activités ménagères pour s’occuper d’une mouche. Et le père. Le père il fallait s’en méfier, ne pas trop bourdonner autour de ses oreilles. Il avait parfois des réactions épidermiques, mais au fond c’était un vrai râleur mais un faux méchant. Bien sûr, il y avait le chat. Il était joueur le chat. Il aimait assez lui faire peur, lui sauter dessus les crocs ouverts, l’œil cruel, et les babines luisantes de gourmandise. La vérité est que le chat était bien trop nourri pour s’abaisser à croquer une mouche. Il était d’un caractère taquin, c’est tout.

     L’ombre du père inonda l’évier. La mouche se recroquevilla. Cette fois le film touchait à sa fin. Une dernière scène définitive, et la bobine sera terminée. L’écran s’éteindra, la lumière dans la salle se rallumera. Et pour elle ? Le noir ou une autre vie ? Y’a-t-il une vie après la vie des mouches ? La mouche ne savait pas trop. Elle avait vécu tant de métamorphoses improbables, alors pourquoi pas se disait la mouche en cet ultime instant. C’est le genre de pensées propre à vous rasséréner avant de passer dans un au-delà énigmatique…

     Le père, immense, gigantesque, d’un œil connaisseur, évaluait la vaisselle à nettoyer.

     — Tiens, remarqua t-il, une mouche au fond de la poêle… Elle aura fait la goulue et ne peut plus s’envoler. Et bien, continua t-il en s’adressant directement à la mouche, ce ne serait pas toi par hasard qui m’a enquiquiné l’autre nuit en venant voler dans ma chambre ? Après ce festin, que dirais-tu d’une bonne douche ? Brûlante, bien sûr. Tu verras, tu vas te ratatiner sous l’effet d’une température extrême, tu ne souffriras pas longtemps.

     Et, d’un geste sans pitié, il ouvrit à fond le robinet d’eau chaude.

     Déjà la cuisine s’embuait d’une vapeur tiède. Mince, se dit la mouche. Mourir ébouillantée, c’est quand même pas une sinécure…

     La cataracte brûlante cessa. Le ciel de la cuisine s’éclaircit un peu. D’un geste tendre, le père se saisit d’une petite cuillère. Avec d’infinies précautions il réussit à décoller la mouche du fond de sa poêle. Il posa la cuillère dans le fond de l’évier où stagnait de l’eau encore chaude. Cela suffit à faire fondre la graisse collée qui l’emprisonnait. Elle s’envola un peu humide mais soulagée, et alla se poser sur un rideau où elle entreprit de nettoyer longuement ses pattes. La mort et ses questions sur l’au-delà attendront.

     — Ben P’apa ? Qu’est-ce que tu fais ? demanda Julien qui avait assisté incrédule à la scène, un torchon à la main en attente de vaisselle à essuyer.

     — Ton Grand-père permettait toujours à une mouche de passer l’hiver dans l’appartement. Au grand dam de ta Grand-mère ! Il était intraitable là-dessus, personne n’avait le droit de toucher à sa mouche, d’essayer de la chasser ou de la tuer, de lui faire des misères. J’ai pensé qu’après une soirée comme celle-ci cette mouche méritait bien notre grâce. Tu ne crois pas ?

     Julien le croyait.

     Le père ouvrit à nouveau le robinet d’eau chaude. La vaisselle pouvait commencer.

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

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