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La Boutique
Alban aimait à se souvenir de son oncle Nicoli, une force de la nature qui riait fort et achetait chaque année une voiture neuve tout à fait extravagante. Dans la famille le bruit courait que Nicoli brassait des millions. On chuchotait aussi que ses « affaires » se situaient au-delà de la limite un peu floue de la légalité. Il arrivait à Nicoli de s’absenter de longs mois. On disait alors au jeune Alban que son oncle était parti à l’étranger, en voyage d’affaires bien entendu. En réalité, Nicoli, rattrapé par les agents du fisc ou ceux de la répression des fraudes, effectuait un séjour en prison. Séjour dont il ressortait plus grand encore, plus fort, plus tonitruant. Et plus décidé que jamais à brasser de nouveaux millions…
Alban se souvenait particulièrement d’une phrase que son oncle Nicoli lui avait inculquée dès son plus jeune âge. Alors qu’il le faisait sauter sur ses genoux il lui répétait à la façon d’un mantra : « Le temps c’est de l’argent. N’oublie jamais ça petit, le temps c’est de l’argent ! »
Après de brillantes études et une inscription non moins brillante à Pôle Emploi, après quatre interminables années de chômage entrecoupées de quelques stages de formation et de petits contrats d’intérim aux antipodes de ses hautes qualifications intellectuelles ; Alban prit conscience d’avoir sacrifié sa belle jeunesse à hanter des salles de cours et autres amphithéâtre poussiéreux pour s’étioler dans de misérables petits boulots alimentaires rémunérés au ras des pâquerettes.
Il décida qu’il était temps pour lui de prendre son destin en main, et régla ses ambitions à la hauteur de ses espérances.
Puisque le temps c’est de l’argent, il allait vendre du temps. Et pour engranger de solides bénéfices, il allait vendre du temps au prix de l’or… L’idée était si simple qu’Alban se demanda pourquoi il ne l’avait pas eu plus tôt…
En affaire, aimait à rappeler son oncle Nicoli, l’important est de s’associer aux bonnes personnes. Fort de sa jeunesse et de son puissant désir d’à son tour brasser des millions, Alban alla sans hésiter proposer à celui qui était considéré comme l’un des plus fameux spécialistes du temps de s’associer. Ce dernier se montra enthousiaste, et, à la fin de l’entretien, tous deux topèrent. En affaire, toper vaut le meilleur des contrats…
Quelques semaines plus tard, le jour de son vingt-sixième anniversaire, Alban s’installait dans une boutique désaffectée, pas très loin du centre ville. Sur la vitrine, en grosses lettre blanches, il avait inscrit : « Ici on vend du temps ». Il pensait rajouter « Facilité de paiement », mais son oncle lui avait enseigné qu’en affaire crédit faisait rarement profit. Le mur derrière le comptoir en chêne massif, il l’avait décoré avec une série de maximes joliment encadrées : « Offrez un répit aux saisons ! », « Aujourd’hui, demain, gérez votre présent. », « Qu’importe l’heure quand on peut étendre les minutes ! », « L’âge n’est rien, seul compte l’instant qu’on s’offre. »
La première journée, il n’y eut pas foule. Personne ne semblait décidé à pousser la porte. La matinée s’écoula, puis l’après-midi, sans qu’un seul client ne pointe le bout de son nez. Un peu dépité, Alban se préparait à fermer quand une femme se présenta. Elle était pressée, ébouriffée, et Alban remarqua ses joues rosies par l’émotion. Elle venait de quitter son amant et avait une peur bleue que son mari soit déjà à la maison. Elle acheta quinze minutes, sans en discuter le prix, et fila dans la rue en rajustant sa coiffure.
Le lendemain les clients furent plus nombreux. À la fin de la semaine la boutique ne désemplissait pas.
Des hommes pressés venaient régulièrement acheter une ou deux heures par jour pour finir quelques travaux d’importance ; des étudiants s’offraient un peu de temps pour leurs révisions ; de jeunes mères se rendaient à la boutique en cachette de leurs maris afin d’échanger leurs maigres économies contre un peu de temps pour elles ; des enfants cassaient leur tirelire dans l’espoir d’allonger un peu les vacances scolaires et de retarder la rentrée des classes. Alban compta même dans sa clientèle quelques députés, quatre sénateurs et deux ministres. Ceux-là juraient avoir besoin de temps supplémentaire pour régler les affaires du monde. Ce à quoi ils employaient les semaines, voire les années ainsi récupérées ne regardait pas Alban. Désormais il avait pignon sur rue, brassait des millions et pouvait comme son oncle s’offrir la plus extravagante des voitures.
La boutique était ouverte depuis une année quand un vieillard se présenta. Il allait mourir, il le savait. Il n’était pas gourmand. Il ne désirait qu’une journée, vingt-quatre petites heures pour permettre à sa fille d’arriver d’Australie. Pouvoir l’embrasser avant son grand départ était son seul souhait. Le vieillard était pauvre. Des trémolos dans la voix il supplia qu’on lui fasse crédit. Sa fille viendrait le régler, il le promettait. Il eut beau implorer, Alban fut intraitable. Il congédia le vieil homme sans plus de cérémonie.
Une semaine après ce tragique événement, alors qu’il s’apprêtait à ouvrir son commerce, Alban sentit son cœur se serrer. Tout se mit à tourner autour de lui. Il s’effondra sur le carrelage froid et impersonnel de la vieille boutique. Il n’avait pas encore vingt-sept ans.
À vendre du temps au prix de l’or, le risque est grand de devoir payer rubis sur l’ongle.
Le diable non plus ne fait pas crédit…
©Pierre Mangin 2019
Tags : temps, boutique, vente, nouvelle
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Commentaires
4Bernard J.Mercredi 3 Avril 2019 à 17:523Bernard J.Mercredi 3 Avril 2019 à 17:51
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Moi aussi j'ai beaucoup aimé. Je suis retourné en enfance le temps de la lecture, et, à mon âge, retourner en enfance, c'est génial. Tu devrais ouvrir une boutique...
Ouvrir une boutique ? Je laisse l'idée aux assoiffés d'espèces sonnantes et trébuchantes !