• La Folle Forêt

    Mon sens de l’orientation légendaire m’avait fait défaut. Je m’étais trop avancé dans la forêt et n’étais même plus sûr de savoir où se trouvait le Nord. Quand ils apprendraient ma mésaventure, plusieurs de mes copains allaient bien s’amuser. Mais pour l’instant je m’en fichais : ma préoccupation était de sortir de cette foutue forêt.

    J’avais attaché mon vélo à un bouleau, à l’entrée d’une clairière, pour continuer à pied. Voilà que j’étais parfaitement paumé, incapable de retrouver clairière et vélo. Paumé et inquiet. Le soir n’allait pas tarder à arriver, la nuit à tomber. Je n’avais aucune envie de jouer les apprentis aventuriers. Les bivouacs au clair de Lune, frotter des bois pour faire du feu, déterrer des racines pour manger, très peu pour moi. J’essayais de me raisonner, de garder mon sang-froid pour retrouver rapidement mon chemin, ou, pour le moins, une route goudronnée qui me ramènerait à coup sûr vers la civilisation. Mais je peinais à conserver mon calme. Pas après pas le sous-bois me paraissait de plus en plus étrange, mystérieux. J’étais entouré d’essences inconnues, certains arbres me rappelaient des espèces exotiques ne poussant pas sous nos latitudes. Bref, tout était bizarre…

    Je tentais de deviner la direction du Nord quand j’entendis un grand bruit de cavalcade. Des feuilles que l’on piétine, des branches que l’on casse. Vu le barouf ce devait être une horde de je ne sais quels animaux sauvages. Quelle ne fut pas ma surprise de voir un prunier se précipiter vers moi avant de s’arrêter net, le tronc à quelques centimètres de mon nez :

    — Enfin je vous trouve ! C’est vous qui avez garé votre vélo en double file ? Ne niez pas, c’est vous, on vous a vu.

    Et, dans un grand mouvement de balancier, il détacha une feuille rose d’une de ses branches.

    — À payer dans les quarante-huit heures si vous ne voulez pas qu’elle soit majorée.

    Il avait disparu sans me laisser le temps de réagir.

    Mon cœur battait encore la chamade quand un amandier m’apostropha, de manière fort peu courtoise :

    — Vous croyez vous en sortir à si bon compte ? Le bouleau a porté plainte. À cause de vous il n’a pu se rendre à son travail. Son préjudice est avéré.

    Dans le même mouvement de balancier que le prunier, l’amandier me remit une nouvelle amende ainsi qu’une convocation pour le tribunal.

    Avant que je puisse répondre, une voix sourde, inquiétante, résonna à mes oreilles. C’était un bigaradier.

    — Et ne vous avisez pas d’oublier ! Je me ferais un plaisir d’aller vous chercher. Par la peau du derche si besoin !

    — Allons soldat, le reprit un grenadier derrière lui. Pas de menaces inutiles. Je suis sûr que notre citoyen sera ponctuel. N’est-ce pas monsieur ?

    Le plus incroyable dans cette histoire, c’est que j’ai balbutié un oui penaud au grenadier… Des arbres me parlaient et je leur répondais !

    C’est alors que je sentis un poids sur mon épaule. Un avocatier y posait amicalement un de ses fruits :

    — Pas d’inquiétude. Nous allons le gagner ce procès. Le bouleau n’avait rien à faire dans la clairière et le prunier ne vous a pas fait signer de reçu. C’est un vice de forme. Nous allons nous enfourner dans la brèche et plaider l’incompétence du tribunal. Le président est un vrai cognassier, il renverra l’affaire à une autre session. Et s’il ne le fait pas vous jouez les saules pleureurs, ça émeut toujours le jury. Ensuite j’interjetterai un appel suspensif. Pendant ce temps quelques châtaigniers de mes amis se feront un plaisir de convaincre le jury de répondre non aux questions du président. Je peux aussi envoyer quelques gros mélèzes pour persuader le cognassier de se ranger à nos côtés. Et si malgré tout vous êtes condamné, alors nous irons jusqu’à la cour internationale des droits sylvestres. En revanche si vos tentatives d’intimidation sont révélées au grand jour, là vous êtes mal. Vous êtes très mal !

    L’avocatier se mit à remuer ses branches en tous sens.

    — Vous pourriez bien finir en charbon de bois ! Et n’allez pas dire que je ne vous avais pas prévenu ! Tiens, je ne sais même pas pourquoi je risque ma réputation en m’escrimant à vous défendre !

    Il est reparti en bougonnant, me laissant quelque peu perplexe. N’y avait-il donc aucun hêtre censé dans cette forêt ? J’étais désespéré. Un charme qui passait par là me salua d’un :

    — Salut bel inconnu. Ça n’a pas l’air d’aller bien fort ? Allez, viens avec nous, on va prendre un peu de bon temps chez mon copain caféier.

    Au point où j’en étais, plutôt suivre un charme aguicheur que de rester tout seul. Je dois reconnaître que son pote caféier savait recevoir. D’autant qu’une joyeuse bande d’arbre à pain, aux faisans, à miel et aux bonbons eurent tôt fait de nous dresser un repas somptueux. Hélas, il a fallu qu’un vinaigrier gâche la fête en tentant de nous fourguer une piquette infâme que le dernier des poivrots aurait refusée. L’affaire menaçait de tourner au pugilat. Sans l’intervention autoritaire d’un pin Napoléon qui mit tout le monde d’accord en prétendant être l’empereur de tous les arbres de la forêt. Le calme si fit comme par miracle. Tout juste si j’entendis un baguenaudier ricaner dans le fond :

    — J’ai connu un pommier qui se prenait pour un empereur lui aussi. Il se faisait appeler Napoléon Pommier.

    Une branche posée sur son tronc à la hauteur du foie, le pin Napoléon n’en finissait pas de féliciter ses troupes, allant jusqu’à pincer l’oreille d’un argousier rougissant. Derrière lui un palmier distribuait des décorations. C’est ainsi que j’ai vu, de mes yeux vu, un néflier devenir maréchal d’empire, et un cocotier intrigant chevalier de la légion d’honneur.

    C’est alors qu’il est arrivé en bondissant. Poing ! Poing ! Poing ! J’ai cru un instant qu’il était monté sur ressort. C’était un caoutchouc, très excité.

    — Ils arrivent, ne cessait-il de crier entre chaque bond, ils arrivent !

    Et de fait, quelques minutes plus tard la forêt arborait une couleur uniforme. Des dizaines de kakis semblaient avoir tout envahi. Les oiseaux se taisaient devant ce déploiement savamment organisé. L’empereur avait disparu. Un savonnier timide me dit l’avoir vu embarquer pour une île lointaine. Sainte-Hélène ou quelque chose comme ça. Quant à moi, inutile de chercher à m’éclipser. Ils étaient partout, se dressaient à l’entrée de chaque chemin et interdisaient toute fuite. Le kaki en couleur unique, ça n’a jamais été bon pour les libertés.

    Tout semblait pouvoir arriver dans cette folle forêt. Surtout le plus improbable. Un à un les kakis se dispersèrent, laissant faune et flore s’égayer en toute liberté. À y regarder de plus près ils avaient perdu leur arrogance, les kakis. Ils semblaient même s’ouvrir à la poésie ! C’est alors que je perçu une musique quasi céleste. C’est elle à n’en pas douter qui avait eu cette bonne influence sur les kakis. Bientôt je vis une symphorine arriver, précédée par un ballet de véroniques des plus touchant.

    Le soir tombait. Pour retrouver mon chemin il me faudrait attendre le lendemain. Un abricotier me proposa spontanément le gîte et le couvert.

    Je me suis endormi serein, bercé par le ressac.

     

    ©Pierre Mangin 2019

    (Première Édition Revue Le Traversier N° 26, novembre 2016)

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  • Commentaires

    3
    Aoatelier36
    Dimanche 17 Novembre 2019 à 20:08

    Quel bonheur et quelle légèreté, tes mots insufflent ! Une plénitude pour le moins bienvenue en ces moments où nos arbres ne semblent pas vouloir se mettre au repos ! Trop heureux de boire à leur soif, ceux de mon jardin refusent de perdre leurs couleurs ! 

    Merci Pierre

    2
    Bernard J.
    Jeudi 2 Mai 2019 à 12:42

    J'ai adoré cette "fable"d'autant plus que j'ai l'habitude de parler et de faire parler arbres,oiseaux ou quadrupèdes familiers ou non et cet exercice me ravit chaque fois.Jeux de mots et allusions historiques joints à un sens de l'humour évident constituent un véritable élixir de bonne humeur bien nécessaire en ces temps "grognons"!

     

     

      • Jeudi 2 Mai 2019 à 14:04

        Les arbres ont tant de choses à nous dire... Merci pour le commentaire !

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