• Le Jour où j'ai perdu ma tête

    Le Jour où j'ai perdu ma tête

    J’ai perdu la tête… Ô, je vois bien ce que vous êtres en train de penser : encore un introspectif qui va nous raconter comment il a tué sa femme, ses quatre enfants, ses six voisins et les trois chats de sa concierge dans un moment où il avait soi-disant perdu le sens commun, perdu la tête.

    Non, je n’ai tué personne, soyez rassuré. D’ailleurs je vis seul, je n’ai pas d’enfant, et l’entrée de mon immeuble est dotée d’un digicode couplé à une caméra de surveillance, ce qui dispense à la copropriété l’embauche d’une concierge.

    J’ai vraiment perdu la tête. Je veux dire, au sens propre, pas au sens figuré. Quoique évoquer le sens figuré quand on parle de perdre la tête donnerait à mon propos une légèreté bienvenue.

    Mais je n’ai pas davantage envie d’être léger que de rire. J’ai vraiment perdu la tête !

    Imaginez que lundi dernier mon réveil a sonné à cinq heures trente. Ce qui est pour lui l’heure habituelle. Je l’ai maudit comme chaque jour de la semaine, avec une légère pelleté d’injures supplémentaires pour le lundi. Je lui ai fichu un grand coup sur la tête pour qu’il se taise. Là aussi, rien que de très habituel : je le gifle ainsi chaque matin de la semaine. Et comme chaque matin il a recommencé de hurler après neuf minutes de calme. Je me suis levé en pestant contre le monde entier et contre mon patron en particulier. Un matin normal donc, un matin comme des centaines de matin. À tâtons je me suis dirigé vers la salle de bain. Encore une habitude : chaque matin je me regarde dans le miroir au-dessus du lavabo. Ce que j’y vois conditionne en quelque sorte la série d’actions à envisager pour devenir présentable aux yeux du monde.

    Et c’est à cet instant précis que ma journée a basculé. À l’instant précis où j’ai appuyé sur l’interrupteur de la salle de bain. Habituellement la lumière crue de l’ampoule nue qui pend au plafond m’agresse. Je pousse un juron, un de plus, et je ferme les yeux pour me protéger avant de les rouvrir à minima et d’apercevoir mon reflet flétri dans le miroir. Et là, rien… Pas d’éblouissement. Le fait de passer en un millième de seconde du confort douillet de l’obscurité à la clarté aveuglante d’une ampoule LED super puissante ne m’a rien fait.

    D’instinct j’ai voulu frotter mes yeux : peut-être mes paupières étaient-elles restées collées entre elles. Mes deux poings fermés n’ont rien rencontré… Vous imaginez ma panique ? Mes deux poings partis à la recherche de mes yeux n’ont rencontré que du vide. J’ai passé mes mains au-dessus de moi et j’ai dû me rendre à l’évidence : passé mes épaules, il n’y avait plus rien. Un embryon de cou, puis le vide…

    J’avais perdu ma tête…

    La soirée de la veille je l’avais passée avec Amandine. Nous avions peut-être un peu abusé d’un excellent Corbières que je rapporte chaque année de mes vacances. Ensuite nous nous étions roulés dans mon lit, pour une de ses séances que nous affectionnons tous les deux. Nous nous étions mélangés, agités, emmêlés, assemblés, manipulés, malaxés, enchevêtrés… Amandine a toujours refusé de dormir ici. Elle est repartie vers une heure du matin. Sans aucun doute avais-je perdu ma tête pendant nos ébats effrénés. Je suis retourné dans la chambre pour entreprendre une fouille systématique du lit. J’ai retourné draps oreillers et couette : pas de tête. J’ai regardé sous le lit. Enfin, quand je dis regardé, disons que j’ai tâtonné sous le lit : pas de tête, pas d’yeux pour voir. J’ai donc tâtonné sous le lit et un peu partout dans la chambre : pas de tête.

    J’ai pris mon téléphone et j’ai composé, non sans mal, le numéro d’Amandine. Il n’était pas impossible qu’elle ait embarqué ma tête par mégarde. Mais que dire ? Pas de tête, pas de bouche pour parler ! Mon nom avait dû s’afficher sur son écran. J’ai raccroché à l’instant où la voix ensommeillée d’Amandine commençait à prendre des tonalités agacées par mon silence. Enfin, c’est ce que je supposais. En vérité je n’entendais rien. Pas de tête, pas d’oreille. Pas d’oreille, pas de sons. J’imaginais, c’est tout.

    Il me fallait trouver une solution : je devais retrouver ma tête, c’était vital. Et puisque je ne pouvais demander à Amandine si elle ne l’avait pas embarquée par mégarde, je devais me rendre chez elle. Immédiatement.

    J’ai enfilé un sweet à capuche, bourré la capuche avec des écharpes, installé un foulard devant pour cacher l’intérieur et me suis débrouillé pour que le tout tienne au-dessus de mes épaules, à la manière d’une vraie tête. Il était tôt, le jour ne devait pas encore être levé, avec un peu de chance je pourrais déambuler dans la rue sans provoquer de mouvement de panique. Je ne tenais pas à faire la première page des journaux : « Un homme sans tête sème la terreur dans la ville ! »

    Quelques minutes plus tard j’étais dans la rue. On dit que les aveugles développent leurs autres sens de façon spectaculaire. Je venais de perdre, en même temps que la tête, la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût ! Le goût ne me manquait pas trop. Enfin pas encore. Je n’avais plus de bouche pour songer à manger ou à boire. Quand la faim se ferait sentir, il s’agira d’un nouveau problème à résoudre. Sans l’odorat impossible de savoir si je longeais la boulangerie ou l’étal du primeur. Sans ouïe, je ne possédais aucune information sur l’état du trafic. Je traversais au petit bonheur la chance, insensible aux coups de patins ou de klaxons énervés d’automobilistes furieux de voir ce demi zombie traverser la chaussée sans faire attention le moins du monde : sans rien entendre, comment aurais-je pu m’en alarmer ? Je bousculais au passage deux ou trois personnes. Hommes, femmes, jeunes, âgées ? Je l’ignorais.

    Chemin faisant je me fit cette réflexion : j'avais égaré ma tête, je déambulais donc sans elle, et je parvenais cependant à réfléchir, à garder une pensée structurée. Pourtant le cerveau est bien situé dans la tête lui aussi et j'avais appris qu'il était le siège de nos pensées... « On ne voit bien qu'avec le cœur, l'essentiel est invisible pour les yeux », disait le renard au Petit Prince. Il faut croire qu'on peut aussi penser avec le cœur, et que cet organe est bien à l'origine de nos émotions.

    Après un parcours chaotique, hésitant, je me trouvais enfin devant la porte d'Amandine. En moi-même je priais pour qu'elle ait vraiment embarqué ma tête par mégarde. Il me suffirait de la revisser bien solidement sur mes épaules et tout redeviendrait simple, normal. Je frappais trois coups décidés. La douleur sur mes phalanges m’indiqua que j'avais frappé fort. Je gardais une main sur la porte pour reconnaître quand elle serait ouverte. À peine l'ai-je sentie bouger, je me ruais dans son appartement, bousculant Amandine au passage. Je me suis défait de ma capuche, de mes écharpes et, dans de grands gestes larges tentait désespérément de me faire comprendre.

    C'est alors que j'ai confusément senti quelque chose de mou s'affaler et atterrir sur mes pieds. Bien sûr ! C'était elle, c'était Amandine ! Comment n'y avais-je pas pensé avant ! Elle venait de me voir debout, gesticulant dans son entrée, sans tête ! Elle s'était évanouie, j'aurais fait la même chose à sa place. Dans mon cerveau en ébullition, enfin dans mon cœur, une idée géniale venait de naître. J'en avais un besoin urgent, ça tombait bien ! Je me suis dirigé à tâtons vers la salle d'eau, toujours à tâtons j'ai fini par dénicher un tube de rouge à lèvres. Je ne pouvais rien expliquer à Amandine ? J'allais lui écrire ! D'une écriture que j'espérais lisible je laissais un message sur le miroir « J'ai égarée ma tête. Tu ne l'as pas embarquée par mégarde ? »

    C'était court, clair, limpide. En voyant ça elle comprendrait vite, irait fouiller dans ses affaires, retrouverait ma tête, me la visserait sur mes épaules. Et tous deux nous ririons bien de ma mésaventure !

    Le plus doucement possible je réveillais Amandine et la guidait toute tremblante vers la salle d'eau.

    Elle n'a pas fouillé ses affaires. Elle n'avait pas embarqué ma tête. Ma mésaventure ne l'amusait pas. Au contraire. Elle s'est mise à gesticuler, à me bousculer. Je suppose qu’elle devait crier aussi. Des trucs insensés. Que ma farce était du plus extrême mauvais goût, que je lui avais filé une peur bleue, que j'étais un immature chronique, qu'elle maudissait le jour où elle m'avait rencontré, que je devrais cesser de picoler pour ne plus avoir d'aussi mauvaises idées.

    Pour finir elle se mit à me pousser d’une main ferme jusqu’à la sortie de son appartement. Quand je fus sur le palier je sentis la porte claquer. J’eus beau tambouriner comme un malade, Amandine ne répondit pas.

    Désespéré j’ai redescendu l’escalier pour retourner chez moi me terrer. J’ai bien pensé à me pendre, mais comment faire quand vous n’avez plus votre tête ? Même cette solution radicale m’était interdite. Avaler des barbituriques ? Idem, comment faire ? Quant à me suicider par suppositoire il n’en était pas question. La désespérance n’empêche pas un minimum de pudeur.

    J’ai fini par retrouver ma tête. Elle était posée sur la table basse du salon, à côté de la télécommande. Je l’ai revissée sur mes épaules et suis allé me voir dans la salle de bains.

    Finalement, si je ne l’avais pas retrouvée, j’aurais eu l’occasion de changer de tête.

    Au fond, ce n’aurait pas été plus mal.

    Le Jour où j'ai perdu ma tête

     ©Pierre Mangin 2018

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