• Mina

    Elle était assise dans son grand fauteuil bleu, la tête bien calée entre deux coussins recouverts de dentelle, une pièce de tissu sur les genoux. Elle le faufilait en râlant gentiment après les hommes qui prennent si peu soin de leurs vêtements :

    — Dans une maison il y a toujours quelque chose à ravauder. Surtout si vous avez un citoyen comme le mien qui ne cesse de faire des accrocs à ses chemises !

    En réalité ses longues mains osseuses trituraient un carré de tissu. Un de ces carrés de soie qui fut autrefois un mouchoir. Elle le prenait entre le pouce et l’index, le passait dans sa paume à moitié fermée, puis le froissait, le défroissait inlassablement avant de le plier avec soin et de recommencer.

    Grand-père m’avait prévenue :

    — Ça lui rappelle le temps où elle était couturière…

    Je le sais. Mina n’avait pas son égale pour reconnaître la qualité d’un tissu. Enfants, quand nous venions la voir, si nous portions un nouveau vêtement il fallait qu’elle en caresse l’étoffe, qu’elle la fasse rouler entre ses doigts avant même de nous embrasser. Depuis longtemps elle ne cousait plus. Elle était bien incapable d’enfiler un fil dans le chas d’une aiguille, bien incapable même de tenir une aiguillée. Mais, au fond d’elle, elle conservait intact la passion du tissu, l’amour du « porter beau ».

    Mina est partie. Elle se tenait là, au milieu de nous, et pourtant elle demeurait ailleurs. Absente. Loin. Il y a deux ans déjà le toubib avait lâché le mot :

    — Votre grand-mère souffre de sénilité.

    Devant nos mines effarées il avait aussitôt rajouté :

    — De sénilité légère…

    Sénilité, débilité, absurdité… Plusieurs jours durant nous avions chuchoté ce nom, comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse. Sénilité… La vie qui s’enfuit sans se l’avouer, l’intelligence qui s’effrite à la manière d’un muret de pierres sèches fatigué par des décennies de lutte contre vents et tempêtes. Grand-père cherchait à panser notre souffrance et nos peurs. Cherchait les mots pour nous consoler :

    — Souvenez-vous les enfants. Sénilité rime avec banalité. Nous sommes de vieilles gens maintenant, presque des vieillards. Ne protestez pas ! Jour après jour notre corps nous le rappelle. Il refuse de nous obéir, invente mille et une tracasseries pour nous rendre la vie impossible. Au moins votre grand-mère ne se rend plus compte de cette déchéance qui nous guette et qui finira par nous rattraper.

    Piètre consolation en vérité…

    Elle était assise dans son grand fauteuil bleu et nous regardait, une lueur de malice au fond des yeux. Nous, c’est François, mon mari, son gendre affectueux qu’elle appelle désormais monsieur, et moi, sa petite fille chérie qu’elle reconnaît une fois sur trois.

    — C’est un tortillard, bien sûr. Mais vous verrez, les paysages sont superbes. Il faut dire que nous traversons la Cordillère des Andes. Je crois bien que c’est la ligne de chemin de fer la plus haute du monde. Enfin, pendant longtemps elle l’a été. Il parait que les chinois ont construit une voie ferrée encore plus haute. Ils sont très forts ces chinois ! Mais je ne l’ai jamais pris ce train. Jamais. Enfin je ne suis pas sûre. À mon âge la mémoire fait parfois défaut. Ce que je sais c’est que nous serons à Huancayo en douze heures. Mais où ai-je donc mis ma valise ?

    Pour ça aussi Grand-père m’avait prévenue :

    — Depuis un mois ta grand-mère se pique de voyages… Elle qui n’a jamais aimé bouger la voilà qui parcourt le monde. L’autre soir elle est descendue au terminus, à Pékin figures-toi. Et elle cherchait désespérément un bureau où changer ses devises…

    Elle était assise dans son grand fauteuil bleu et lançait maintenant des regards inquiets à travers la pièce. Toujours à la recherche de sa valise.

    — Elle est là Mina… Regarde, juste à tes pieds !

    — Suis-je bête ! Je l’ai posée il y a cinq minutes. Merci madame ! Vous êtes bien mignonne.

    Aujourd’hui je suis « madame ». Alice a disparu, elle s’est volatilisée au profit d’une inconnue rencontrée sur un quai de gare, à l’autre bout du monde. Et la petite fille en moi refuse d’admettre. Elle voudrait hurler sa douleur, pleurer, se jeter dans les bras de sa grand-mère et lui crier « Mina ! C’est moi ! Alice, ta petite fille ! », lui ouvrir les yeux et lui dessiller l’âme… Je ne dois pas pleurer, elle ne comprendrait pas mon chagrin. Aujourd’hui je ne suis qu’une madame. Une madame mignonne. Et c’est ce mignonne qui m’émeut, me permet d’escamoter ma détresse. Ce mignonne qui orne mon visage d’un sourire… Que puis-je t’apporter de plus Mina ? Ma chère Mina, si tu savais comme je t’aime…

    D’un geste de la tête elle désigne sa valise fantôme et continue sur le ton de la confidence :

    — J’ai une tomme de brebis et une miche de pain à la farine de maïs. Je suis gourmande comme pas deux ! Vous mangerez avec moi ? Parce qu’il ne faut pas compter sur un wagon restaurant. Nous ne sommes plus dans l’état de New York ! Ici les casse-croûtes sortent des balluchons, on s’échange les victuailles, on parle, on rit. C’est pittoresque. Dites, vous mangerez avec moi ? Vous pensez, toute une tomme de brebis, j’en ai bien trop !

    J’ai promis. Mina était ravie. D’ailleurs c’était l’heure de passer à table.

    Elle a mangé en silence, concentrée sur sa mastication, l’air absent. Où était-elle ? Dans un compartiment bondé, quelque part au Pérou, entourée d’Indiens vêtus de ponchos multicolores, bercée par la musique d’une langue inconnue ?

    Au fromage elle est sortie de sa torpeur :

    — Regardez ! Un troupeau de lamas !

    Par la fenêtre de la salle à manger nous avons vu passer une famille endimanchée. Mina resplendissait du bonheur d’avoir assisté à un spectacle magnifique.

    Comme toujours après manger elle s’assoupissait. Assise dans son grand fauteuil bleu elle luttait, elle luttait contre le relâchement de son corps.

    — Quand on a la chance de voyager au milieu de paysages aussi somptueux, on ne dort pas ! On ouvre grands les yeux et on engrange, on engrange !

    J’ai pris sa main dans la mienne, sa main ridée, sa main décharnée, sa main qui ne sait plus travailler.

    — Mina, si tu dormais ne serait-ce que vingt minutes, ou même dix minutes, dix petites minutes ? Après tu profiterais mieux de tous ces paysages qu’il te reste à découvrir, de tous ces pays qu’il te reste à visiter.

    Elle m’a sourit, soulagée :

    — Vous avez raison. Je vais suivre votre conseil. Et puis avec tous ces chaos, je ne risque pas de dormir trop longtemps. Ce tortillard n’est pas l’Orient Express avec ses sleeping rooms de luxe !

    Elle était assise dans son grand fauteuil bleu et elle dormait. Apaisée, le souffle régulier, elle semblait détendue. Dominait-elle la Cordillère des Andes ou s’était-elle embarquée pour une autre destination ? De rage j’ai pensé « Quelle dorme tout son saoul ! Réveillée ou endormie, je n’ai plus de grand-mère, qu’est ce que ça change ? » Je m’en voulais d’avoir d’aussi cruelles pensée. Après tout si Mina était heureuse à voyager ainsi dans sa tête… Son inertie forcée elle la compensait dans ses rêves de trains, de contrées exotiques, de gares du bout du monde. C’est seulement Alice, la petite fille, qui se lamente d’avoir perdu sa grand-mère.

    Elle s’est réveillée après deux bonnes heures de sieste. Détendue, calme, sereine. Dès qu’elle m’a vue son visage s’est éclairé :

    — Alice ? Tu es là ? Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ? Viens que je t’embrasse !

    Merci Mina de revenir un peu avec nous. Merci d’embrasser ta petite fille encore une fois. Oh, je le sais, bientôt tu t’inquiéteras à nouveau des horaires, tu t’affoleras à l’idée de rater une correspondance, tu pesteras après la vétusté des réseaux de tel ou tel pays, tu te renseigneras des préavis de grève. Mais en attendant tu es là, tu m’appelles « ma petite chérie », tu grondes ton homme qui n’a pas encore sorti quelques pots de confiture pour que je puisse repartir avec. Tant pis si ça fait dix ans que tu ne peux plus faire de confiture, tant pis si ça fait dix ans que Grand-père se contente de nous inviter à venir nous même cueillir les fruits du jardins pour en faire ce que bon nous semble. Tant pis. En attendant je profite de toi, en attendant j’engrange comme tu le dis si bien.

     

    Sitôt à la maison j’ai voulu vérifier quelque chose. J’ai allumé l’ordinateur et me suis empressée d’aller sur Internet. Rapidement j’ai trouvé ce que je cherchais. Il y a bien un train qui traverse la cordillère des Andes. Ce que je découvre est troublant. J’appelle François.

    — Sais-tu qu’au Pérou le train de la sierra relie Lima à Huancayo en exactement douze heures ? Et que très longtemps cette voie de chemin de fer a été la plus haute du monde, avec un pic à Ticlio situé à plus de quatre mille huit cents mètres ? Mais qu’en 2006, pour désenclaver le Tibet, le gouvernement chinois a inauguré une ligne plus haute encore ?

    J’étais à la fois surprise, intriguée d’avoir déniché ces infos. Presque inquiète. François m’a regardée, visiblement troublé lui aussi.

    — Où va-t-elle chercher tout ça ?

    Mystère…

    — Elle a dû le lire, ou regarder des reportages à la télé et enregistrer pleins de choses sans seulement s’en rendre compte. C’est curieux cette passion des voyages pour quelqu’un qui n’aime pas bouger, non ?

    — Je relativise ce que dit Grand-père. C’est peut-être lui qui était casanier. Il a toujours eu du mal à s’éloigner de son jardin. Alors elle, pour lui faire plaisir, ne trouvait rien de meilleur que de rester chez soi. Oh, elle devait le croire sincèrement. Mais aujourd’hui elle n’a plus toute sa tête et ses désirs de voyages ressortent d’une drôle de façon… Il faut se faire une raison. Mina est déconnectée de la réalité et ça ne va pas aller en s’arrangeant.

     

    J’avais tenu à revenir rapidement. Depuis plusieurs mois déjà je ne pouvais plus la voir sans m’empêcher de songer que c’était peut-être la dernière fois.

    Elle était assise dans son grand fauteuil bleu et nous regardait d’un air bienveillant. Elle nous avait salué d’un « Bonjour messieurs dames ! Le train est bondé aujourd’hui. C’est normal, il fait si beau, les gens veulent aller à la mer. »

    Dehors décembre soufflait son vent humide et froid dans une campagne désolée.

    Elle était assise ans son grand fauteuil bleu. Un peu de sa beauté d’antan transparaissait à travers son masque blême et ses traits tirés par la maladie et les puissants traitements. Sereine pourtant, elle roulait vers une destination connue d’elle seule. La mer et l’horizon sous un ciel d’azur. Elle refusait l’hiver précoce et s’extrayait de l’épais brouillard givrant qui, chaque matin, recouvrait les près et les collines. À son âge, n’en avait-elle pas le droit ?

    Mina voyageait au gré de ses humeurs ou de son cerveau étiolé, nous ne le saurons jamais. Grand-père était là, lui. Présent. Nos visites il les attendait, les espérait. Fidèle à lui-même, jovial et philosophe, jamais il ne se plaignait, jamais il n’exprimait de regrets. Mais je voyais la tristesse voiler parfois son regard. Une fois, une seule fois il s’était confié :

    — Je ne peux plus avoir de conversation avec elle. Elle ne me parle que de ses trains ! Hier elle m’a houspillé. Elle trouvait que je lambinais et avait peur que je lui fasse rater le départ. Toute la soirée elle a pesté après moi ! Soi-disant je l’avais obligée à courir et à sauter sur le marchepied au risque de se briser une jambe. Bien sûr ce matin elle ne se souvenait de rien…

    Je suis repartie le cœur gros. De tout l’après midi Mina n’a pas quitté sa banquette. Une place près de la fenêtre pour ne rien perdre… Sa petite fille Alice n’était pas là. Elle n’était qu’une dame, une voisine de compartiment avec qui elle a fait la conversation. Ces trajets sont si longs… Et la petite fille en moi se rebellait, voulait crier à l’injustice…

     Grand-père nous attendait sur le pas de la porte.

    — Ta grand-mère avait tellement hâte de partir qu’elle a fini par le prendre son foutu train !

    Il a réprimé un sanglot, écrasé vivement une larme.

    — Et moi, comme un imbécile, je suis resté sur le quai…

    J’ai pris Grand-père dans mes bras. Et j’ai dit des bêtises. Plein de bêtises. Que c’était mieux ainsi, qu’elle n’avait pas souffert, qu’elle se reposait maintenant. Des trucs idiots qu’on dit dans ces cas là et qu’il faut pourtant dire, de ces banalités profondes qui réchauffent les cœurs.

    J’ai gardé les yeux secs. Mina était partie et c’était bien ainsi.

    Ce n’est que trois jours plus tard. Nous revenions de la cérémonie. J’ai vu son grand fauteuil bleu. Vide. Désespérément vide. J’ai été prise de hoquets et j’ai pleuré, pleuré… Toute la tendresse de François n’y changeait rien. Oh, Mina… Se peut-il que tu me manques tant ?

    ©Pierre Mangin 2016

    (Première publication in « Vite j’ai un Train à prendre » ; Edition Du Roure 2009)

     

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  • Commentaires

    2
    Mardi 3 Mai 2016 à 19:11

    Un dernier voyage bien émouvant qui me rappelle celui de ma mère, silencieux, lui, si long, si triste...

      • Lundi 9 Mai 2016 à 07:07

        Un long voyage, triste et solitaire, émouvant aussi. J'ai beaucoup pensé à ma Belle-Mère en écrivant ce texte. Je peux même dire que c'est elle qui m'a inspiré ces lignes...

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