• (Image blizniak de Pixabay)

     

    La nouvelle a parcouru la ville. Elle s’est répandue dans toutes les rues, s’est insinuée dans toutes les ruelles, s’est immiscée dans chaque courette, a pénétré chaque maison.

    Il revient…

    C’était une nouvelle vague, une rumeur indécise que chacun reprenait et qui enflait. Il revient…

    Dans ces petites bourgades on se contente difficilement de l’à-peu-près. Alors chacune, chacun, y allait de son anecdote.

    Il avait visité la Chine, et aussi le Japon disait-on. Aux Amériques il avait pris la tête d’une troupe de guérilleros, avant de faire fortune du commerce de fourrure dans le grand Nord canadien. Il avait rencontré le Dalaï Lama et chassé l’éléphant en Afrique.

    Et maintenant, il revient…

    Le maire, conscient de ses responsabilités, avait passé de longues heures au téléphone. Il appelait ses collègues des grandes villes, et aussi les administrations. Douanes, police de l’air et des frontières, SNCF… En tant que premier magistrat de la commune, il lui revenait de prendre soin de ses administrés, tout particulièrement de celui qui était en quelque sorte devenu le héros de la cité.

    Il revient !

    Quand enfin l’édile eut en sa possession toutes les informations qu’il espérait, il réunit son conseil dans la grande salle lambrissée de la mairie.

    Il revient, annonça-t-il sobrement. J’en ai eu la confirmation officielle ce matin-même. Il revient, nous nous devons de l’accueillir comme il se doit.

    Dans la petite bourgade, ce fut l’effervescence. Il restait trois jours avant son retour. On balaya les rues, on nettoya les façades, on tailla les arbres de la Grande Rue, on balaya les feuilles sur les pelouses, on ratissa les massifs du jardin public, on encaustiqua la salle des pas perdus de la petite gare, on inonda les jardinières de gerbes de fleurs, on pavoisa la ville…

    Le jour J, chacune, chacun revêtit ses plus beaux atours, comme si ce fut un dimanche de fête. Le garde champêtre avait tant fait briller ses galons qu’on l’aurait pris pour un général.

    L’heure approchant, chacune, chacun se dirigea vers la gare.

    D’un trottoir à l’autre on s’interpellait :

    Il revient ! Il revient !

    C’est toute la petite ville qui se réjouissait du retour de l’enfant du pays.

    Sur le quai de la gare, le maire, qui avait revêtu son écharpe tricolore soigneusement repassée par son épouse, se sentait un peu engoncé dans sa cravate trop serrée. Mais il était si heureux de présider cette petite cérémonie impromptue.

    Derrière lui, l’harmonie des pompiers, sous la direction du major Lagarde, se tenait prête. Les casques rutilaient, les cuivres étincelaient. Sur la droite du maire, mademoiselle Letourneur, l’institutrice des cours élémentaires, contenait l’excitation des enfants impatients de chanter leur petit air de bienvenue.

    Depuis soixante-sept ans qu’elle était bâtie, jamais la gare n’avait connu telle affluence.

    Au bout du quai, dans son costume fraîchement amidonné, le chef de gare se tenait prêt lui aussi, prêt à arrêter le train venant de la capitale.

    Enfin on l’entendit. Un grondement lointain dans un premier temps. Puis un tonnerre avançant au pas tranquille de la lourde loco diesel.

    Le silence se fit sur le quai.

    Monsieur le maire fit un petit signe au major Lagarde.

    Le major Lagarde fit un petit signe à ses musiciens.

    Les six cuivres, le tambour et la grosse caisse mêlèrent leurs notes au souffle du train entrant en gare. Le convoi s’arrêta au geste martial du chef. S’immobilisa dans une furie de crissements.

    Juste devant monsieur le maire (il était bien renseigné), la porte du wagon s’ouvrit avec lenteur. Monsieur le maire tourna une dernière fois dans sa tête le petit discours qu’il avait composé en son honneur.

    La porte du wagon s’ouvrit en grand.

    Il était là. Un peu surpris de voir le maire dans son écharpe. Et les pompiers avec leurs cuivres. Un peu surpris par tous les drapeaux, la foule et la chorale des enfants.

    À pas lents il descendit les deux marches métalliques sous les flonflons des sapeurs. Il posa un pied sur le quai. Puis un deuxième.

    Il était revenu.

    C’est alors que le trombone à coulisse libéra une nuée de canards. Que la grosse caisse perdit le rythme et agonisa en une diastole asthénique. Monsieur le maire, contre toute bienséance, desserra sa cravate. Le major Lagarde expectora ses cigarettes des vingt dernières années dans une toux qui menaçait de l’emporter. Mademoiselle Letourneur se rêva déesse au trente bras pour, de ses trente mains, obscurcir la vue des petits choristes dont elle avait la charge, tant musicale que morale.

    Une femme l’accompagnait. Elle se tenait derrière lui, intimidée par l’accueil de la petite bourgade. Une femme vêtue d’un boubou multicolore, à la peau d’un noir d’ébène comme personne n’en avait jamais vue dans la ville.

    Elle donnait la main à un petit garçon de deux ou trois ans. Une petite fille de six ou sept ans tenait la main du petit garçon. Tous deux avaient une jolie peau couleur café au lait.

    Il jeta un regard circulaire sur le quai. Dans les yeux de chacune, dans les yeux de chacun, il vit qu’il venait de devenir étranger dans la bourgade qui l’avait vu naître.

    Alors il remonta les deux marches, referma la porte du wagon, et attendit que le train redémarre.

    Il était revenu.

     

     ©Pierre Mangin 2023

     

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    Ce sont les circonstances qui ont rendu chien errant circonspect. Depuis trop longtemps personne ne sait son nom. Lui-même a fini par l'oublier. Depuis que son maître ; qu'il pensait fidèle, loyal et affectueux, ; l'a abandonné au fin fond d'une forêt sombre peuplée d'animaux redoutables, chien errant a appris la prudence. Une erreur d'appréciation dans sa situation peut se révéler dramatique. Chien errant est sage : il apprend de ses déboires et parvient ainsi à survivre en milieu hostile.

     Milieu hostile pour chien errant, c'est le milieu des hommes quand on est sans maître...

     

     Car il lui a bien fallu sortir de la forêt. En forêt, pour la nourriture, la concurrence était trop rude. Comment lutter contre rusé renard aux dents acérées, ou pire encore contre son cousin le loup si sûr de lui au milieu de sa horde ?

     

     Les hommes laissent traîner leurs poubelles remplies de restes. Certains jours il faut les disputer avec des chats faméliques et sournois. Parfois montrer les crocs suffit à les éloigner, au moins le temps d'arracher un os paré de lambris de viande ou un reste de pizza quatre fromages.

     

     Chien errant connaît quelques bonnes adresses dans la ville. Des arrières cours de restaurants, où, après le service, les poubelles débordent de bonne nourriture aux fumets délicats. D'autres chiens perdus s'y donnent rendez-vous, il arrive qu'ils soient quatre ou cinq à se partager les restes encore fumants des clients. Quelques grognements, quelques coups de dents hargneux de vieux errants irascibles viennent souvent gâcher la fête. Rien à voir avec la vie en forêt cependant, où il risquait la mort trois fois par jour.

     

     Les hommes, chien errant s'en méfie. Il les repère de loin. Il a appris en autodidacte à reconnaître les odeurs. Truffe en l'air il hume autour de lui par petites goulées rapides. Les effluves que le vent lui apporte il les analyse à la vitesse de l'éclair. Son nez n'est pas un nez. Son nez est un concentré de perfection. Ses millions de récepteurs olfactifs en alerte travaillent à plein régime. Il analyse, décortique, classe, mémorise et ressort les informations dont il a besoin à l'instant T. Petite senteur florale agrémentée d'une touche de jasmin : jeune femme en approche, chien errant est rassuré, les jeunes élégantes parfumées sont rarement dangereuses, le baromètre de danger est redescendu à ses plus bas niveaux. Relents de mauvaise bière, effluves de tabac froid, sueur acide et pieds mal lavés : alerte niveau 4 ! Supporter sort du bar des sportifs, l'humeur querelleuse, gare aux coups de tatanes qui pourraient bien pleuvoir. Sans raison. Odeurs de cuir, d'après rasage bon marché le tout dissimulant mal une foultitude d'exhalaisons canines et félines : alerte maximale, niveau écarlate ! Brigade municipale des animaux errants est de sortie. Avec eux pas de discussion possible, c'est le filet, l'habitacle empuanti du vieux Kangoo, et direction la SPA. Nourriture assurée, liberté refusée... Chien errant ne perd pas un instant. La nature lui a donné deux ressorts situés juste sous son postérieur. D'un bond prodigieux il les actionne, s'élance dans la direction opposée de la brigade, actionne ses membres antérieurs, les allonge au maximum de leurs capacités, tire sur ses tendons et ses muscles jusque leurs points de rupture, et se lance dans un galop fougueux, ventre à terre, oreilles collées en arrière, tout le corps affiné, resserré, aérodynamisé, pour minimiser au maximum la prise au vent. Ses poils qu'il laisse volontiers hirsutes sont eux aussi disciplinés, plaqués au corps pour laisser glisser l'air sans le retenir.

     

     Tout le temps de sa course ses narines frétillent. Sa truffe continue d'engranger des informations, elles défilent à toute vitesse dans le cerveau de chien errant. Dans sa situation, savoir prévoir le danger est aussi le commencement de la sagesse, alors ses récepteurs donnent de leur personne, tous autant qu'ils sont.

     

     Quand il juge suffisante la distance parcourue, chien errant s'arrête. Il n'est pas même essoufflé : la vie en milieu hostile demande une forme physique à toute épreuve. Les quatre pattes bien écartées, truffe levée, il met en action un second sens. Ses oreilles qu'il avait pendantes dans son errance, puis collées en arrière dans sa course, il les dresse bien hauts. À tour de rôle il casse la pointe de l'une d'entre elles afin que les sons se brisent sur ce repli et pénètrent directement dans l'oreille interne. Chien errant est doté de véritables radars portatifs, qui lui permettent de percevoir infrasons et ultrasons. Ceux que l'homme, animal incomplet, ne peut même pas imaginer. Cette haute performance auditive et olfactive lui donne un avantage sur ses poursuivants. Les fragrances de cuir et d'après rasage s'éloignent, au loin un diesel démarre, l'équipe doit rentrer à la base. Nul son suspect détecté, tout juste la farandole d'une famille de souris dans une maison tout en bas de la rue.

     

     Chien errant repart d'un pas paisible. Pour ce soir encore il a survécu en milieu hostile. Son plus gros boulot maintenant c'est de trouver un coin tranquille doté du confort minimum pour passer le reste de la nuit. Car chien errant a peut-être oublié son nom, mais il n'a rien oublié du confort de son habitat du temps du maître : il est resté gravé dans ses chairs...

     

      ©Pierre Mangin 2022

     

     

     

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    Hum Hum...

    (Image : Ti Swartz de Pixabay)

     

    Ça a commencé un matin. Au début de l’été. Une petite gêne dans la gorge. Trois fois rien en vérité. Une petite gêne qu’un verre d’eau effaçait.

     Puis, après quelques jours, la gêne est devenue un peu plus présente. Le verre d’eau ne l’effaçait plus tout à fait. J’avais besoin de me racler la gorge. Vous savez, comme les gens font avant un concert, ou un spectacle, au moment où les lumières de la salle s’éteignent ? Comme les orateurs font eux aussi avant de prononcer un discours. J’avais besoin de m’éclaircir la voix en permanence, besoin de toussoter tout au long de la journée. Rien de bien méchant. Plutôt une gêne qu’une véritable douleur.

     Rien de bien méchant mais les questions ont commencé à fuser. Qu’est-ce que tu as ? Tu as avalé de travers ? Tu fais une allergie ? Je rassurais mon monde. Rien de tout ça ! Le temps humide peut-être.

     Ce début d’été était si mauvais…

     Puis, peut-être était-ce autour de la fin juillet, mes raclements discrets, mes toussotements, sont devenus véritable toux. Des quintes longues, douloureuses, qui ne me laissaient que peu de répit. Ce n’est plus des questions que je récoltais, mais des regards mauvais. Dans la rue, quand une quinte me prenait, les gens s’écartaient de moi. Depuis leurs jardins mes voisins me regardaient d’un sale œil. Mes amis m’évitaient, ma famille elle-même me suppliait de faire quelque chose. Ils me suppliaient, mais je le remarquais, en se tenant loin de moi.

     Au fond je comprenais. Dans cette période de pandémie que nous traversons depuis plus de deux ans, quelqu’un qui tousse fait peur. Les gens ne peuvent s’empêcher de penser que dans cette toux, la mort se cache, prête à fondre sur eux. Mais où aurais-je bien pu attraper la Covid ? Je sors peu, je respecte scrupuleusement les gestes barrières, je me lave les mains cinquante-sept fois par jour… Cependant mes quintes de toux devenaient de plus en plus longues, rapprochées, douloureuses. Alors j’ai pris rendez-vous pour me faire tester.

     Histoire de rassurer tout le monde.

     Histoire de me rassurer également. Ils avaient réussi à m’instiller de la frousse avec leurs insinuations…

     À peine reçu le message du labo m’informant que mes résultats étaient disponibles, je me précipitai. Négatif. Je soufflais un grand coup avant de partir dans une quinte de toux qui me sembla durer une éternité.

     Le lendemain j’ai vu ma doctoresse. Elle m’a examiné longtemps, sous toutes les coutures, nez, gorge, oreilles… Rien, elle ne trouvait rien. En désespoir de cause elle commença à me demander si tout allait bien dans ma vie.

     C’est l’éternel problème avec les médecins. Quand ils ne trouvent pas une cause mécanique à un problème, ils pensent à la tête, la neurasthénie, la dépression, le cafard.

     — Mais non, tout va bien ! Tout ! La famille, les amis, les loisirs, tout vous dis-je.

     Je lui ai même parlé de ma passion de la lecture. Par le passé j’avais eu l’occasion de lui exposer toutes les richesses et tout le bien que lire me procurait. Cet été je l’ai passé avec Colette, et cet automne, j’avais bien l’intention d ela partager avec Stefan Sweig.

     — Tout va bien vous dis-je !

     Au nom de Colette ma doctoresse a réagi.

     — Colette dites-vous ? Elle a sorti une feuille de son tiroir et s’est empressée de rédiger une lettre de recommandations pour l’un de ses confrères, Orl en ville.

     Installé sur son fauteuil je me suis laissé examiner une nouvelle fois. L’Orl m’a pressé, tâté, tapoté, avant de me passer des instruments plus barbares les uns que les autres.

     Enfin il a paru satisfait, réjoui presque. Il a jeté ses gants en latex pour en enfiler une nouvelle paire qui lui montait jusqu’au coude.

     — Ça ne sera pas long, m’a t-il dit pour que mon inquiétude redescende d’un cran. Ça ne sera pas long mais ça va être désagréable, très désagréable. Mon inquiétude est remontée de trois crans.

     Il m’a ouvert la bouche à m’en décrocher les mâchoires puis il a enfoncé sa main droite au fond de ma gorge. Je me débattais mais de sa main gauche il me plaquait fermement au siège. Le bougre passe son temps libre à jouer au rugby, je ne faisais pas le poids.

     Enfin, après un temps qui me parut interminable, il sortit quelque chose de ma gorge.

     — Miaou…

     — Miaou ?

     — C’est une femelle ! exulta l’Orl.

     Avant que je puisse dire ouf, il avait replongé sa main au fond de ma gorge pour la ressortir avec un second chaton.

     — C’est un mâle ! Le choix du roi, vous êtes verni !

     Je suais, je tremblais, j’avais chaud, froid, mais je ne toussais plus…

     — Regardez comme le mâle s’étire ! continua l’Orl qui ne finissait pas de s’extasier devant les boules de poil.

     Je ne toussais plus ! Mes voisins allaient à nouveau me sourire, mes amis me taper sur l’épaule et ma famille cesser de s’inquiéter.

     C’est ainsi que je rentrais chez moi. Sans ma toux. Mais avec deux chats dans un panier que m’avait obligeamment prêté l’Orl.

     Je les ai nommés Kiki la Doucette et Babou.

     En souvenir de mon été avec Colette.

     ©Pierre Mangin 2022

     

     

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