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    (Image : sebastianperezhdez de Pixabay)

     

     

    Dans des temps pas si lointains que ça, aux échecs, le fou n’était pas le fou. On l’appelait « aufin », ou « fil », ce qui signifie l’éléphant. Le fou était l’éléphant. Comment est-il devenu le fou que l’on connaît aujourd’hui ? C’est une longue histoire que je veux bien vous raconter…

     

    L’heure était grave. Dans la grande salle lambrissée du conseil réuni à la hâte, l’atmosphère était lourde, pesante. À l’extérieur, dans la cour bordée de hauts murs, l’échiquier esseulé attendait patiemment. C’était assez rare que toutes les pièces, noires et blanches confondues, soient convoquées. L’affaire était d’importance, on allait juger les éléphants…

     

    C’est la Reine Blanche qui en premier prit la parole. Le protocole aurait voulu que ce soit un roi qui s’exprime en premier. Mais tous ici, du plus insignifiant des pions à la plus influente des tours, savaient que les rois étaient fatigués, usés par de trop nombreuses et trop longues batailles. Ils se déplaçaient à la vitesse d'un escargot, péniblement, case par case… C’étaient les reines qui dirigeaient et personne n’aurait osé leur reprocher ce privilège.

     

    La Reine Blanche commença de sa voix forte :

     

    — En parfait accord avec mon homologue la Reine Noire, nous vous avons réunis pour décider du sort des éléphants. Les plaintes ne cessent de s'accumuler les concernant et malgré de nombreux rappels à l'ordre leur attitude demeure intolérable, inadmissible. Ils persistent à se déplacer en diagonale, certains n'utilisent que les cases blanches quand d'autres ne jurent que par les noires.

     

    Une tour fit entendre sa voix :

     

    — De plus un éléphant blanc élit domicile sur les cases noires tandis qu'un noir squatte uniquement des cases blanches... C'est une véritable anarchie. En abandonnant les belles perpendiculaires pour ne choisir que les diagonales ils font honte à notre jeu.

     

    Sur un regard de la Reine Blanche, le représentant des éléphants (le noir qui ne foule que des cases blanches) tenta de défendre sa corporation :

     

    — En empruntant les chemins de traverse nous ne causons de tort à personne. Nous déboulons là où l'on ne nous attend pas. An niveau stratégique nous avons notre place. Et puis, les chevaux caracolent sans que nul ne trouve rien à y redire !

     

    D'une seule voix les quatre chevaux ruèrent :

     

    — Ah mais pardonnez ! Ça n'a rien à voir ! Nous caracolons peut-être, mais toujours dans de belles perpendiculaires parfaitement orthonormées. Deux pas d'un côté, un pas de l'autre ou le contraire, et c'est tout. Tandis que vous autres les éléphants…

     

    Les mines boudeuses et méprisantes des quatre chevaux en disaient suffisamment long pour qu'ils n'aient pas besoin de continuer.

     

    Un pion plus courageux que les autres osa élever la voix :

     

    — Les lignes obliques ont leur utilité. Nous aussi, quand il s'agit de sauter sur un adversaire…

     

    La Reine Noire l'arrêta sèchement :

     

    — Si les fantassins se mettent à vouloir se mêler de stratégie, autant que la Reine Blanche et moi-même abdiquions… Depuis quand les pions prennent-ils la parole lors des conseils ?

     

    Impuissants à contenir la colère des deux reines, les rois se jetaient entre eux des regards fatigués. Ils étaient las de toutes les querelles, las de ces batailles sans fin, las aussi des humiliations répétées, des échec et mat quand, encerclés par les pièces adverses ils n'avaient d'autre solution que de s'allonger sur l'échiquier et boire jusqu'à la lie leur amère défaite…

     

    — Qu'en pensent nos monarques ? demanda la Reine Blanche d'un ton faussement obséquieux.

     

    Après s'être longuement éclairci la voix, le Roi Noir osa prendre la parole :

     

    — Depuis Hannibal, les éléphants se tiennent à la cour, au plus près des couples royaux. C'est aujourd'hui une tradition solidement établie. Nous aimons assez avoir un éléphant à nos côtés. Leur allure fantasque nous distrait.

     

    — C'est vrai, renchérit le Roi Blanc, ils sont drôles à se déplacer ainsi en barrissant de temps à autre !

     

    Les deux reines laissèrent éclater leur colère :

     

    — Faut-il vous rappeler messieurs que les bataillent qui se livrent sur l'échiquier sont sans merci, éructa la Blanche.

     

    — Vous parlez distraction, amusement, renchérit la Noire, quand vous devriez raisonner stratégie, équilibre des forces, art de la guerre, force de dissuasion…

     

    Les deux rois fixèrent le sol en silence, vaincus par la détermination sans faille de leurs altières épouses. D'instinct ils savaient qu'il était inutile d'argumenter. Elles étaient infatigables, avaient réponse à tout. Leur vigueur n'était jamais démentie, pas plus que leur fureur guerrière. Elles tiraient l'avantage de traverser l'échiquier d'une seule traite quand il leur aurait fallu huit coups pour égaler un tel exploit.

     

    Cependant, piqué au vif, le Roi Noir ne put s'empêcher d'adresser une pique à son épouse couronnée :

     

    — Pardonnez ma témérité très chère Reine, mais il vous arrive à vous aussi d'abandonner les perpendiculaires pour les fourbes diagonales...

     

    Devant tant d'audace les deux reines s'empourprèrent :

     

    — Dois-je vous rappeler mon cher époux, répondit la Reine Noire, que nous sommes les reines et qu'à ce titre nous avons tous les droits, tous les pouvoirs ? Qu'y pouvons-nous si vos excès de jeunesse ne vous autorisent plus aujourd'hui qu'une marche poussive ?

     

    Cette fois vaincus, les deux rois se turent définitivement. Et c'est dans un silence glacial que la Reine Blanche clôtura le conseil :

     

    — La conduite scandaleuse des éléphants a trouvé défenseur dans les personnes de nos monarques. Nous le regrettons, mais puisqu'il en est ainsi les éléphants sont autorisés à continuer de se déplacer en empruntant les lignes obliques. Cependant nous avons dans notre auguste sagesse décidé de les dégrader. À compter de ce jour ils ne seront plus éléphants mais « fous du roi ». En les nommant ainsi chacun saura à qui il a affaire, leur fourberie s'en trouvera amoindrie. La séance est levée. Que chacun regagne sa place sur l'échiquier. Une partie ne va pas tarder à débuter.

     

    Une à une les pièces de l'échiquier rejoignirent leurs places respectives. Les deux reines n'eurent pas un regard pour les fous installés à leur côté alors que les rois étaient plutôt satisfaits de retrouver leurs compagnons encore plus fantasques qu'à l'ordinaire. Ils les reposaient de la rigueur militaire de leurs sévères épouses…

     

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

     

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  • Que d'eau, que d'eau...

    (Image : Dimitris Vetsikas de Pixabay)

     

    Juliette m’avait mis l’eau à la bouche en me promettant monts et merveilles ! Un repas somptueux, des vins extraordinaires et d’autres délices encore que ma mère m’a défendu d’évoquer ici. Je sortais alors d’une relation difficile avec une furie championne interrégional de lancement de vaisselle, et, comme dit le proverbe, chat échaudé craint l’eau froide : je n’étais pas chaud… La vie de célibataire me convenait, je n’avais nulle envie d’aventure.

     

    Et puis, et puis… Et puis il ne faut jamais dire fontaine je ne boirai pas de ton eau… J’ai fini par accepter son rendez-vous. Après tout, de l’eau avait coulé sous les ponts depuis ma rupture tumultueuse avec la briseuse de porcelaine (et d’autres parties de mon anatomie que ma mère m’a défendu de nommer ici), il était temps pour moi de me reprendre en main, m’investir dans une nouvelle relation ne pouvait me faire que le plus grand bien.

     

    Le jour J je m’étais mis sur mon 31 : un peu de cérémonial ne nuit pas à un rendez-vous galant, bien au contraire. Je la trouvais vêtue d’un survêtement défraîchi, avec aux pieds une paire de mules d’une couleur indéfinissable. Je m’attendais à un repas de roi. Compte là-dessus et bois de l’eau bien fraîche ! La gastronomie pour elle s’arrêtait à la porte du micro-onde. Elle y inséra une barquette qu’elle ressortit quelques minutes plus tard. La chose était fumante, d’un aspect peu engageant et délivrait des fumets repoussants. Elle m’en servit une grande louche qui se colla dans le fond de mon assiette avec un bruit spongieux avant de me plomber l’estomac. J’oubliais : elle baptisa la chose hachis parmentier… En guise de grand cru elle me servit du vin issu de la communauté européenne dans un Duralex opaque. C’est bien simple, j’ai été obligé de mettre de l’eau dans mon vin pour que celui-ci ne détruise pas mon gosier au passage. C’était clair comme de l’eau de roche, ma soirée était en train de tourner en eau de boudin…

     

    Moi qui pensais avoir déniché en Juliette un diamant de la plus belle eau, je me retrouvais en tête à tête avec une harengère mal fagotée, sans conversation, moi qui aime tant les subtilités de cet art délicat.

     

    Les choses se gâtèrent après le dessert (un yaourt nature périmé depuis de trop nombreuses semaines) Elle désirait sans tarder m’entraîner dans sa chambre à coucher. Pour elle la chose coulait de source, il fallait parfaire la soirée dans l’intimité de son lit.

     

    Elle avait adopté pour me convaincre l’œil égrillard et la pose suggestive. C’était pour moi la goutte d’eau qui fit déborder le vase. J’en avais assez de cette soirée, il était hors de question que je la continue, dans son lit ! Je lui annonçais sans ambages. J’expliquais gentiment qu’il y avait beaucoup d’autres poissons dans l’eau, qu’elle trouverait sans doute un garçon bien mieux que moi pour l’inviter dans son lit. La bougresse ne l’entendait pas de cette oreille. Elle refusait tout net de rester le bec dans l’eau et commença à me tirer de force vers sa chambre à coucher ! Je résistais, bien sûr, mais elle était costaude pour avoir pratiqué de longues années le rugby féminin. La lutte tournait en ma défaveur. La solution aurait été de me jeter à l’eau, que passe au plus vite ce moment difficile. J’étais prêt à abandonner quand j’ai été sauvé par le gong.

     

    Enfin, par un coup de sonnette. C’était sa sœur, Juliette, la vraie ! Les jumelles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, elles habitaient deux maisons mitoyennes, je m’étais trompé de porte. Entre les deux frangines, il y avait de l’eau dans le gaz, elles étaient feu et eau, aussi Julie, l’harengère, ne m’avait pas détrompé, ravie de jouer un bon tour à Juliette. J’étais en quelque sorte le dindon de sa farce…

     

    Je repartis avec la douce Juliette. Méfiez-vous de l’eau qui dort ! La douce était furieuse. Furieuse que j’ai pu confondre sa sœur avec elle, que j’ai pu passer toute la soirée en sa compagnie alors qu’elle m’attendait à quelques mètres.

     

    Cette fois ma soirée partait à vau l’eau. Après avoir nagé entre deux eaux, j’étais sous l’eau. Juliette m’interdit pour toujours la porte de sa maison et bien d’autres choses que ma mère serait furieuse si j’en parlais ici.

     

    Je repartis chez moi à pied. Cette soirée pour rompre ma solitude était un coup d’épée dans l’eau. C’est mon voisin Michel, célibataire endurci depuis tant d’années, qui allait être content : j’allais porter de l’eau à son moulin…

     

     ©Pierre Mangin 2023

     

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  • (Image blizniak de Pixabay)

     

    La nouvelle a parcouru la ville. Elle s’est répandue dans toutes les rues, s’est insinuée dans toutes les ruelles, s’est immiscée dans chaque courette, a pénétré chaque maison.

    Il revient…

    C’était une nouvelle vague, une rumeur indécise que chacun reprenait et qui enflait. Il revient…

    Dans ces petites bourgades on se contente difficilement de l’à-peu-près. Alors chacune, chacun, y allait de son anecdote.

    Il avait visité la Chine, et aussi le Japon disait-on. Aux Amériques il avait pris la tête d’une troupe de guérilleros, avant de faire fortune du commerce de fourrure dans le grand Nord canadien. Il avait rencontré le Dalaï Lama et chassé l’éléphant en Afrique.

    Et maintenant, il revient…

    Le maire, conscient de ses responsabilités, avait passé de longues heures au téléphone. Il appelait ses collègues des grandes villes, et aussi les administrations. Douanes, police de l’air et des frontières, SNCF… En tant que premier magistrat de la commune, il lui revenait de prendre soin de ses administrés, tout particulièrement de celui qui était en quelque sorte devenu le héros de la cité.

    Il revient !

    Quand enfin l’édile eut en sa possession toutes les informations qu’il espérait, il réunit son conseil dans la grande salle lambrissée de la mairie.

    Il revient, annonça-t-il sobrement. J’en ai eu la confirmation officielle ce matin-même. Il revient, nous nous devons de l’accueillir comme il se doit.

    Dans la petite bourgade, ce fut l’effervescence. Il restait trois jours avant son retour. On balaya les rues, on nettoya les façades, on tailla les arbres de la Grande Rue, on balaya les feuilles sur les pelouses, on ratissa les massifs du jardin public, on encaustiqua la salle des pas perdus de la petite gare, on inonda les jardinières de gerbes de fleurs, on pavoisa la ville…

    Le jour J, chacune, chacun revêtit ses plus beaux atours, comme si ce fut un dimanche de fête. Le garde champêtre avait tant fait briller ses galons qu’on l’aurait pris pour un général.

    L’heure approchant, chacune, chacun se dirigea vers la gare.

    D’un trottoir à l’autre on s’interpellait :

    Il revient ! Il revient !

    C’est toute la petite ville qui se réjouissait du retour de l’enfant du pays.

    Sur le quai de la gare, le maire, qui avait revêtu son écharpe tricolore soigneusement repassée par son épouse, se sentait un peu engoncé dans sa cravate trop serrée. Mais il était si heureux de présider cette petite cérémonie impromptue.

    Derrière lui, l’harmonie des pompiers, sous la direction du major Lagarde, se tenait prête. Les casques rutilaient, les cuivres étincelaient. Sur la droite du maire, mademoiselle Letourneur, l’institutrice des cours élémentaires, contenait l’excitation des enfants impatients de chanter leur petit air de bienvenue.

    Depuis soixante-sept ans qu’elle était bâtie, jamais la gare n’avait connu telle affluence.

    Au bout du quai, dans son costume fraîchement amidonné, le chef de gare se tenait prêt lui aussi, prêt à arrêter le train venant de la capitale.

    Enfin on l’entendit. Un grondement lointain dans un premier temps. Puis un tonnerre avançant au pas tranquille de la lourde loco diesel.

    Le silence se fit sur le quai.

    Monsieur le maire fit un petit signe au major Lagarde.

    Le major Lagarde fit un petit signe à ses musiciens.

    Les six cuivres, le tambour et la grosse caisse mêlèrent leurs notes au souffle du train entrant en gare. Le convoi s’arrêta au geste martial du chef. S’immobilisa dans une furie de crissements.

    Juste devant monsieur le maire (il était bien renseigné), la porte du wagon s’ouvrit avec lenteur. Monsieur le maire tourna une dernière fois dans sa tête le petit discours qu’il avait composé en son honneur.

    La porte du wagon s’ouvrit en grand.

    Il était là. Un peu surpris de voir le maire dans son écharpe. Et les pompiers avec leurs cuivres. Un peu surpris par tous les drapeaux, la foule et la chorale des enfants.

    À pas lents il descendit les deux marches métalliques sous les flonflons des sapeurs. Il posa un pied sur le quai. Puis un deuxième.

    Il était revenu.

    C’est alors que le trombone à coulisse libéra une nuée de canards. Que la grosse caisse perdit le rythme et agonisa en une diastole asthénique. Monsieur le maire, contre toute bienséance, desserra sa cravate. Le major Lagarde expectora ses cigarettes des vingt dernières années dans une toux qui menaçait de l’emporter. Mademoiselle Letourneur se rêva déesse au trente bras pour, de ses trente mains, obscurcir la vue des petits choristes dont elle avait la charge, tant musicale que morale.

    Une femme l’accompagnait. Elle se tenait derrière lui, intimidée par l’accueil de la petite bourgade. Une femme vêtue d’un boubou multicolore, à la peau d’un noir d’ébène comme personne n’en avait jamais vue dans la ville.

    Elle donnait la main à un petit garçon de deux ou trois ans. Une petite fille de six ou sept ans tenait la main du petit garçon. Tous deux avaient une jolie peau couleur café au lait.

    Il jeta un regard circulaire sur le quai. Dans les yeux de chacune, dans les yeux de chacun, il vit qu’il venait de devenir étranger dans la bourgade qui l’avait vu naître.

    Alors il remonta les deux marches, referma la porte du wagon, et attendit que le train redémarre.

    Il était revenu.

     

     ©Pierre Mangin 2023

     

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