• Illustration : Vectors de Pixabay

     

     

    — Il faut que je vous parle de quelque chose…

     Tous les regards se portèrent sur Julien. Adolescent taciturne, renfermé, volontiers muet, répondant aux questions par des onomatopées que l’on pouvait prendre au choix pour acquiescement ou négation, il était rare qu’il fasse à sa famille l’obole du son de sa voix.

     Aussi, autour de la table, un grand silence se fit.

     Contrarié par cette attention aussi soudaine qu’exclusive (même les jumelles avaient cessé de se chamailler), Julien fit entendre un de ses phonèmes indistincts dont il avait le secret.

     La tension était à son comble. Le père, fourchette entre assiette et bouche, en oubliait de mâcher, la mère, mains jointes dans une attitude de secrète prière dévorait son aîné des yeux, les jumelles, vingt ans à elles deux, d’habitude si turbulentes, sentant qu’une chose peu ordinaire était sur le point de s’accomplir s’étaient collées l’une à l’autre telles des siamoises, bébé en avait arrêté de répandre son yaourt sur la tablette de sa chaise haute, quant au chat, oubliant sa quémande, il s’était prudemment replié sous le vaisselier en position d’attente.

     Une mouche, impressionnée par le silence régnant dans la cuisine, cessa ses tours autour de l’abat-jour. Elle voulut se chauffer les pattes et le dessous des ailes en se posant sur l’ampoule. Hélas, c’était une basse consommation et elle ne ressentit aucune chaleur.

     Au bout d’un temps qui parut à tous d’une longueur désespérante, le père se décida à poser sa fourchette dans son assiette. Le choc du métal sur l’arcopal fit sursauter le chat.

     — Et bien mon garçon, il faut maintenant préciser ta pensée. Une chose, dis-tu ? Cela est tellement vague, tellement approximatif…

     Il faut vous dire que le père aimait le mot juste plus que tout. C’était chez lui une marotte innocente de reprendre les uns ou les autres sur une construction de phrase un tant soit peu bancale, une tournure mal venue, une concordance de temps hasardeuse ou un mot inapproprié. Chose était l’exemple même de vocable que le père abhorrait, à cause de sa signification évasive, peu propice à la clarté d’un propos, offensante à l’intelligence du langage.

     — Voilà, commença Julien, j’ai décidé de faire une croix sur quelque chose…

     — Veux-tu dire, continua le père, que muni d’un feutre, d’un pinceau ou d’une brosse, tu as volontairement dessiné une croix sur quelque objet ? Croix de Saint-André, celtique, romaine, catholique ? Mais c’est de l’art mon fils, décalé, iconoclaste, j’aime beaucoup le concept !

     — Mais non P’pa ! Qu’est-ce que tu vas inventer ! J’abandonne mes études !

     Par bonheur le père avait reposé sa fourchette sans enfourner l’énorme morceau de viande qu’il s’était coupé auparavant. Qui sait ce qu’il serait arrivé sinon…

     — Ainsi, la « chose » dont tu parles, ce sont les études que nous t’offrons dans le meilleur lycée de la ville, lycée qui nous coûte chaque mois à ta mère et moi une petite fortune !

     À la suite de fâcheux concours de circonstances, Julien s’était, par deux fois, fait virer de ses lycées successifs. Il n’y eut ensuite que le privé pour accepter en ses murs le banni de l’Education Nationale.

     Le père rougissait, la mère pâlissait, les jumelles se taisaient, bébé reniflait, le chat veillait, la mouche frottait ses pattes de devant à toute vitesse.

     — Voyons Julien, intervint la mère de sa voix douce, la plaisanterie est une chose sérieuse, tu ne peux pas plaisanter avec tes études. L’an prochain tu passes le bac !

     — Non Maman, non. L’an prochain j’ai dix-huit ans. J’arrête et je pars.

     — Mais grands dieux, Julien. Tu pars où ? Et pour faire quoi ?

     — Ô, pleins de choses ! Ce ne sont pas les envies qui me manquent.

     Le père récupéra son morceau de viande qu’il mastiqua à grands coups de mâchoires bruyantes.

     — « Pleins de choses ! » en voilà un joli programme tonitrua t-il !

     — D’abord je vais partir dans un cirque. Antoine, l’oncle d’Amélie, a un petit cirque itinérant. Il est d’accord de me prendre avec lui.

     À ces mots le père manqua de s’étouffer. C’était comme s’il avait le bœuf tout entier coincé dans la gorge au lieu d’un simple morceau de steak. Il toussa, éructa, cracha avant de lancer :

     — Et c’est toi qui feras le singe savant ?

     — Mais non P’pa, c’est autre chose ! Je serai l’homme à tout faire. Il y a beaucoup de choses à penser dans un cirque tu sais. En dehors des numéros bien sûr.

     Le père, remis de ses émotions déglutives, pesta de plus belle :

     — Mais enfin mon fils, tu n’es pas sérieux tout de même ! Dans un cirque ! Pourquoi pas dans un zoo !

     — J’y ai pensé. Mais j’aime bien l’itinérance.

     Les deux jumelles applaudirent des quatre mains.

     — Dis, on pourra venir voir ton cirque, dis, on pourra ?

     — Bien sûr. Quand le cirque viendra en ville je vous le dirai. Le tonton d’Amélie m’a promis qu’il me donnerait des places gratuites. Et chose promise, chose due ! Et vous aussi Maman, Papa vous pourrez venir !

     Le père laissa éclater sa colère :

     — Ah tais-toi donc ! Si tu crois que vais me prêter à cette mascarade tu te trompes ! Et vous les jumelles la ferme !

     Les jumelles se recroquevillèrent sur elles-mêmes, le chat se glissa un peu plus loin sous le vaisselier , bébé cessa de renifler, la mouche s’abstint de se frotter les pattes plus longtemps, la mère regarda son mari d’un air effaré.

     — Mais enfin, osa t-elle, pourquoi es-tu si vulgaire avec les jumelles ? C’est quelque chose ça ! Elles sont terrorisées ! Et pourquoi dis-tu à Julien de se taire ? Ça fait des mois qu’il ne nous a rien raconté ! Laisse-le s’exprimer pour une fois qu’il partage quelque chose avec nous ! Et toi Julien, tu ne voudrais pas entrer dans le négoce, comme ton père, ton grand-père et tes deux oncles ?

     — Ô non Maman ! Acheter, vendre, acheter encore, je préfère le cirque ! Quand j’aurai gagné assez d’argent je partirai pour un tour d’Europe en auto-stop. Il y a tant de choses à découvrir, tant de choses à vivre ! Après j’écrirai mes aventures ; les éditeurs vont adorer !

     Le père essaya de garder son calme.

     — Sache qu’on ne peut adorer que Dieu, Julien. Et tu te souviens que je t’ai interdit de quitter la maison sans ton baccalauréat en poche ?

     — Oui, P’pa, je me rappelle…

     — Je me le rappelle ou je m’en souviens, ne put s’empêcher de faire remarquer le père…

    — Oui, P’pa je sais ! Je m’en souviens. Mais tu sais ce qu’on dit… Chose défendue, chose désirée ! Depuis que tu m’as dit ça, je n’ai qu’une envie. Partir ! Sans attendre le bac !

     C’est l’instant que choisit bébé pour se manifester en se mettant à pleurer de toute ses forces. La pièce était toute entière remplie de ses décibels, tout juste si on entendit la mère s’exclamer :

     — Mais qu’a t-il ? On dirait qu’il est tout chose !

     Tout chose il l’était. Profitant de l’inattention dont il faisait l’objet, il avait réussi à déchirer en petits morceaux l’étiquette de son yaourt et en avait ingurgité une partie avec le dit yaourt qu’il n’avait pas étalé sur sa chaise. Le morceau de papier, refusant énergiquement de passer dans son système digestif, s’était coincé dans son arrière gorge et le chatouillait de la plus désagréable manière qu’il soit. Après quelques quintes de toux sonores (il en profita pour éclabousser la nappe et les jumelles de quantité de gouttelettes lactées), le morceau d’étiquette se dégagea pour le plus grand soulagement de bébé. Il se mit à regarder la maisonnée avec le plus innocent de ses sourires.

     Le père profita de l’accalmie pour essayer de reprendre la main. Il était énervé, peu maître de lui, et cela s’entendit :

     — Et cet oncle, là, ce machin chose, que sais tu de lui exactement ?

     Les jumelles pouffèrent de concert.

     — Machin chose, machin chose ! Papa a dit machin chose, c’est trop bien ! Machin, chose, truc, bidule, chouette, zinzin !

     Le père tapa du poing sur la table.

     Les jumelles se turent, bébé posa ses mains dégoulinantes de yaourt sur ses joues, Julien regarda son père dans les yeux, le chat s’aplatit davantage encore, la mère redouta la venue de l’orage et la mouche profita du bazar pour s’envoler vers la poêle encore toute attiédie de la cuisson des steaks.

     Le père était furieux. Son autorité de chef de famille était mise à mal. D’abord par Julien. L’adolescence n’est pas toujours une saison tranquille, dans ses bons jours le père pouvait le comprendre, mais voilà que les jumelles s’y mettaient en débitant tout un tas de noms communs sans valeur. Le père se devait de rétablir l’ordre avant que bébé prenne de la graine de ses aînés. Il fut interrompu dans son élan par la mère :

     — Au fond, à toute chose malheur est bon. Julien veut abandonner ses études. Soit. Mais il veut aussi devenir écrivain ! Ça devrait te plaire à toi, cette chose là ! Imagine tous les progrès qu’il va faire en français ! Va savoir, le temps révèle toute chose, ce sera peut-être un grand écrivain. Qui fera la fierté de son papa !

     — Mais ne vois-tu pas qu’il a quelque chose de fourbe dans le regard ? grommela le père.

     — Chose ! Chose ! Papa a encore dit chose ! Machin, chose, truc, bidule, chouette, zinzin ! reprirent les jumelles sur l’air d’une vieille comptine.

     — Tu sais, P’pa, tu m’avais prévu une place avec toi, dans le négoce, avec mes oncles et aussi grand-père. Je te remercie, mais l’idée du négoce m’ennuie tellement : ce n’est pas une chose pour moi. Faire commerce de produits du monde entier et rester dans un bureau, pour moi c’est la poisse… Je rêve d’autres choses. Tu ne voudrais pas que je sois malheureux ?

     Vaincu, le père soupira :

     — L’an prochain tu as dix-huit ans, c’est une chose acquise. Tu feras bien ce que tu voudras, avec ou sans mon autorisation. Alors va dans ce cirque et sois heureux mon fils. La maison te sera toujours ouverte.

     Un sourire bienveillant éclaira le visage du père.

     — Je suis sûr que tu feras quelque chose de ta vie ! Et n’oublie pas, si jamais un jour tu te repens de cette vie que tu choisis, dans le négoce il y aura toujours quelque chose à faire pour toi !

     Les jumelles reprirent leur comptine de plus belle, bébé s’amusa à souffler des bulles de yaourt, Julien essuya une larme qu’il sentait pointer, la mère regarda son mari en pensant qu’elle était fière de l’homme avec qui elle avait choisi de partager sa vie, le chat de faufila subrepticement sous la table où les jumelles lui filèrent en douce des morceaux de steak coupé en fines lanières.

     Quant à la mouche, repus de graisse et de sucs, empoissée de beurre fondu jusqu’aux ailes, elle ne parvenait plus à décoller de la poêle et regardait avec terreur l’heure de la vaisselle approcher.

     — Tout autre chose, claironna la mère d’un ton badin, qui veut du fromage ?

     

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

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  • (Image : Félix Mittermeier de Pixabay)

     

    Enfant j’ai longtemps cru ressembler à un lapin. À cause d’une paire d’oreilles feuille de chou et de deux incisives qui semblaient si grandes dans l’étroitesse de ma bouche.

    Cette comparaison je la devais à un frère aîné taquin. Je n’y voyais nulle moquerie. Bien au contraire, je la prenais pour compliment. Les lapins me paraissaient tout à la fois doux, vifs, alertes, libres…

    Cependant, certains dimanches, je voyais arriver sur la table familiale l’un de ces petits animaux dans une cocotte. Méconnaissable sans sa fourrure, et proprement noyé dans une sauce odorante ; je songeais alors qu’il me fallait éviter de cultiver cette ressemblance.

    En grandissant j’ai compris la supercherie fraternelle : je ne ressemblais pas à un lapin, j’en voulais pour preuve que personne, jamais, ne m’avait lancé un regard d’appétit ou de gloutonnerie, comme ceux que je pouvais attraper autour de la table dominicale.

    Les adolescents sont trop souvent affublés de traits ingrats. C’est d’ailleurs à cause de ces traits que l’on parle de l’âge ingrat, la chose est connue. Ce ne fut pas mon cas. La fin de l’enfance a joliment affiné mes lignes. De rond mon visage est devenu oblongue, ovale accentué par mes longs cheveux d’un châtain clair descendant jusqu’aux épaules. Il n’était pas exceptionnel à cette époque qu’on me salue d’un « Bonjour mademoiselle », vite réprimé après une observation plus fine ! Je ne m’en offusquais pas plus que ça. Je n’ai jamais attribué une quelconque supériorité à ma mâlitude. Ce qui m’a davantage perturbé c’est d’avoir été abordé quelques fois par des hommes qui m’ont ouvertement baratiné. D’autant qu’élevé dans une famille très prude, je n’avais qu’une vague idée de ce genre de pratiques…

    Parvenu à l’âge adulte (du moins est-ce ce qu’il est convenu de dire), j’ai abandonné les longs cheveux. Le monde est rude, les requins des villes sont plus voraces et fourbes que les requins des mers. Mon hirsutisme je l’ai laissé s’exprimer sur mes joues, mon menton. Ce poil au menton me donnait, du moins le croyais-je, une certaine assurance. La barbe gonflait mon visage, m’offrait la corpulence dont mon corps plutôt maigrichon manquait. J’étais comme ces chats qui se gonflent et soufflent pour terrifier leurs adversaires. Mais je ne soufflais pas.

    Puis j’ai abandonné la barbe. Pour ne garder que la moustache, façon Brigades du Tigre.

    Puis j’ai abandonné la moustache.

    Au fil du temps, mes traits, imprécis, presque hésitants, ont acquis l’assurance pour me façonner une apparence que j’ai conservé jusqu’ici. Malgré quelques petites modifications qui sont le lot de celles et ceux qui ont la chance de vieillir un peu… Mais nous en parlerons plus tard.

    Je n’ai jamais pensé posséder un visage particulièrement beau. Je ne nourris cependant nul complexe sur mes traits, je ne me trouve pas non plus repoussant. Pourtant, il m’est arrivé, et il m’arrive encore, de trouver sur mon visage et mon corps, une harmonie quasi parfaite. Quel vantard pensez-vous ! Ne niez pas, je vous entends, et après tout, si quelqu’un m’annonçait ça tout de go, peut-être penserais-je comme vous. J’ai depuis longtemps passé l’âge de me vanter. Cette harmonie, cette plénitude des lignes, cette assurance dans mon physique, ce n’est pas dans le miroir que je le vois. Mais dans les yeux de celles et ceux qui m’aiment et que j’aime. L’amour, l’amitié sont au-dessus de tout. L’amour, l’amitié, se moquent d’un dos déformé par la scoliose, d’un bouton sur le nez, d’une jambe boitillante, d’un corps usé par l’âge. L’amour, l’amitié voient au-delà des apparences.

    Oserai-je vous l’avouer ? Certains matins, en me croisant devant le miroir, il m’arrive aussi de me trouver beau… Ne criez pas à la vantardise, laissez-moi vous expliquer ! Car, une fois encore, mes traits ne sont pas en cause. Mais bien la ouate de la nuit qui ne m’a pas tout à fait quitté, et la promesse d’une journée qui commence… Cette ouate nocturne, cette promesse diurne, offrent à mon image une paix, une sérénité qui, je le reconnais, sont plaisants à observer.

    Je suis devenu un vieil homme maintenant. Mes traits se sont affaissés. De poivre et sel, mes cheveux se contentent d’être rares. Mes joues se sont creusées. Mes dents de lapin ne sont plus qu’un ancien souvenir, remplacées par un dentier douloureux. Mes jambes musclées sont devenues grêles, mes mains mal assurées. Mon teint a pâli, pour prendre cette couleur opaline, presque transparente. La vieillesse est un naufrage, disait De Gaulle. Heureusement la voie d’eau est étroite et le bateau ne s’enfonce que lentement dans l’eau ! Simplement mes traits revêtent petit à petit ce qui sera mon dernier costume : ainsi le choc sera moins rude…

    Je vous l’ai dit. L’âge affecte le physique, c’est inéluctable. Cependant, au milieu de tous ces changements (ces abandons parfois), il est un élément de ma personne qui n’a jamais changé. Mes yeux. Ils ont beau s’être enfoncés dans leurs orbites, ils sont toujours les mêmes. Ce ne sont pas les yeux d’une vieille personne, mais bien ceux de l’enfant que j’ai été et que je suis toujours. Mon regard n’a pas varié. Il conserve entière sa capacité d’émerveillement, il n’a jamais cessé de se poser alentours avec douceur, d’observer les êtres avec empathie, la nature avec respect. Et aussi de juger avec sévérité certains travers de mes semblables. Posséder de l’émerveillement n’a jamais fait de moi un mou !

    Je laisse le soin au plus jeune de mes arrière petits-fils de terminer cet autoportrait : « Papy », me demande t-il parfois, « Papy pourquoi marches-tu si lentement ? » Je marche si lentement parce que la vie marche trop vite. Je voudrais qu’elle se mette à mon rythme, mais j’ai l’impression qu’elle ne m’écoute pas…

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

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  • (Illustration : Nino Carè de Pixabay)

     L’homme éructait du haut de l’estrade depuis une heure et demie. Une foule acquise à la cause s’entassait dans le gymnase transformé en agora, buvait les paroles de l’orateur, s’électrisait de ses mots.

    Le Commissaire aux affaires culturelles était en forme. C’est lui qui avait la lourde charge de conduire la grande éradication des déviances éducatives. Il avait trouvé dans un virus venu du bout du monde un allié providentiel pour le seconder dans sa tâche. C’est ainsi qu’il avait pu fermer théâtres, cinémas et salles de spectacle sans que nul n’y trouve à redire.

    La grande éradication arrivait à son terme, le Commissaire aux affaires culturelles était sur le point de mettre la dernière touche à la solution finale. Son discours, il n’avait pas eu besoin de l’écrire. Il sortait du plus profond de ses certitudes, prenait naissance dans ses tripes ; sa voix de stentor lui donnait forme et sa gestuelle parfaitement maîtrisée hypnotisait ses auditeurs.

    Depuis le début de son long monologue c’est tout juste si, par deux fois, il avait repris son souffle le temps d’avaler quelques gorgées de son eau de vie préférée.

    Le soleil se préparait à disparaître. Le couvre-feu n’allait plus tarder à débuter. Il était temps pour lui de conclure :

     — La bibliothèque idéale est une bibliothèque en feu, une bibliothèque consumée, une bibliothèque en cendres ! Notre Vénéré Libérateur, paix et grandeur soient sur Lui ! a besoin de chacun d’entre vous. Dénoncez vos voisins, vos amis, votre famille, vos enfants, dénoncez quiconque dissimulerait encore des livres au sein de son taudis nauséabond ; pillez les bibliothèques clandestines, dénoncez encore et toujours celles et ceux qui les fréquentent, celles et ceux qui dans leur fourberie les organisent. Aidez notre Vénéré Libérateur, paix et grandeur soient sur Lui ! à parachever la grande œuvre de purification des esprits qu’Il a entamé depuis un an. Il reste encore du chemin à parcourir. Apportez tous les livres que vous trouverez, apportez-les au Bureau Central des Affaires Culturelles, remettez-les aux agents du Bureau et venez, venez tous au grand autodafé que Notre Vénéré Libérateur, paix et grandeur soient sur Lui ! présidera en personne le Jour Anniversaire. Les flammes s’élèveront si haut que nous éclairerons le monde, ce jour marquera le début d’une nouvelle ère pour l’humanité, une ère débarrassée de la perversion de la littérature, de l’imposture des libraires, une ère débarrassée de ces lieux de perdition que sont les bibliothèques ! Pour notre Vénéré Libérateur, paix et grandeur soient sur Lui ! Hourra !

     Des vivats dignes de la finale de la coupe du monde de football 1998 accueillirent la fin de la diatribe. Les applaudissements frénétiques de la foule en délire ébranlèrent les murs du gymnase. Satisfait, le Commissaire aux affaires culturelles but au goulot une longue, très longue, rasade de son eau de vie préférée. Il s’essuya ensuite les lèvres d’un revers de la manche, détestable habitude héritée de son enfance paysanne dont il essayait de se défaire sans succès. Il évacua un rôt sonore qui fut couvert par le tonnerre de la foule.

     Dès le lendemain à l’aube on vit les militaires des tristement célèbres brigades de libération toquer aux portes de chaque maison, les ouvrir à coups de hache si on ne leur répondait pas assez vite, vider les étagères de leurs livres, fouiller partout, mettant bas tiroirs, meubles, éventrant les matelas quand ils soupçonnaient une dissimulation. Certains citoyens résignés avaient pris les devants. Des piles de livres attendaient les brigadistes sur le seuil de leurs maisons. Alors les hommes en armes se contentaient de fouiller prestement, renversant les meubles sans les briser. D’autres tentaient de vaines résistance en s’opposant aux brigadistes. Mal leur en pris, ils étaient molestés avec violence avant d’assister impuissants au saccage de leur intérieur.

     La responsable de la bibliothèque choisit d’ouvrir les portes des réserves aux brigadistes. Elle pensait en toute sincérité qu’en facilitant le travail des hommes en armes ceux-ci opéreraient un choix, et qu’ainsi elle sauverait une partie des fonds. Elle se trompait. Les hommes s’emparaient de tous les livres, sans distinction. Littérature française, étrangère, francophone, classique, moderne, dictionnaires, essais, romans policiers, anticipation, poésie ; ils chargeaient le tout dans de grandes remorques stationnées sur le parvis de la bibliothèque. La responsable voulu sauver une édition rare de la Légende des Siècles. Un officier qui avait gardé une parcelle d’humanité en lui saisit son bras :

     — Je vous en supplie, madame, laissez, cela vaut mieux pour tous…

     Elle laissa et regarda en pleurant les brigadistes vider les moindres rayonnages de l’établissement.

     Les brigades, pudiquement chargées de l’assainissement des domiciles, n’oublièrent aucun logement. Un marginal habitait seul, loin de la Ville, après les immenses zones industrielles, après les étendues céréalières, après même les coteaux plantées de vignes pour les boissons des dignitaires du Parti. Lui aussi reçu de la visite. Ils firent voler en éclats la porte dont il n’avait jamais eu la clef. L’homme vivait là depuis si longtemps que nul ne se souvenait quand il était arrivé dans le pays. Il ne demandait rien à personne, désirait juste vivre loin de la Ville, loin des hommes, loin de toute folie capitaliste et consumériste, près de son potager et de ses deux chèvres. Les brigadistes le tirèrent de sa couche sans ménagement, trouvèrent une dizaine de livres défraîchis dont ils s’emparèrent. L’homme voulu sauver son volume des « Poèmes Saturniens », refusant de le lâcher, malgré les coups de matraques que lui opposait le chef de section. Pour finir le chef assomma à moitié l’homme, récupéra le volume et en arracha un page au hasard.

     — Espèce de petit révolutionnaire minable ! Tu veux garder ton bouquin, c’est mon jour de générosité, tu vas le garder !

     Le chef sortit de sa gibecière une pointe métallique très fine ainsi qu’un petit marteau au manche usé. Je ne vous décris pas la scène qui s’en suivit… Le chef de section avait dans un temps lointain appris quelques notions de médecine. Il savait où frapper pour que l’agonie soit longue et douloureuse. D’ailleurs il la filma, et on vit passer en boucle sur la chaîne officielle d’infos, la lente agonie du marginal, une page des poèmes saturniens clouée sur son front. Sous les images un bandeau défilait « Un toxicomane provoque une section des brigades de libération venue pour l’assainissement des domiciles. L’individu a été maîtrisé. »

     L’affaire fit grand bruit. Des responsables du Parti se succédèrent sur les plateaux pour expliquer combien la situation du pays était grave et combien il était nécessaire d’éradiquer la contestation pseudo littéraire d’une frange de la population. La question qui se posait était de savoir si c’était une bonne chose d’avoir exposé à la vue de tous cette page des poèmes saturniens. Ce à quoi les journalistes présents répliquaient sans hésiter que l’info devait primer et que la chaîne avait fait le choix, sage selon eux, de flouter les écritures. Sur les plateaux on en convenait.

     Le jour Anniversaire arriva. Depuis la libération de la Ville je jour Anniversaire était devenu l’unique jour férié de l’année. Il célébrait à la fois la naissance du Vénéré Libérateur, paix et grandeur soient sur Lui ! la fin du joug de l’oppresseur démocratique et l’espérance d’une vie éternelle pour la Ville nouvelle. Dans les églises des officiants habilités racontaient la vie du Vénéré Libérateur, paix et grandeur soient sur Lui ! Bien sûr, les croix, les statues de saints et les peintures pieuses avaient été remplacées depuis la libération de la Ville, et avantageusement, par des bustes du Vénéré Libérateur, paix et grandeur soient sur Lui ! des peintures le représentant dans un bureau sévère jouant avec une mappemonde, ou monté sur un cheval cabré montrant de son auguste bras levé la direction à ses troupes…

     Un quartier entier avait été rasé pour permettre l’édification du bûcher hors norme. Bien avant le lever du jour les brigadistes parcoururent les rues de la ville pour sortir les gens des maisons et les emmener sur la toute nouvelle place baptisée Place de l’Autodafé.

     Personne encore n’avait vu une aussi gigantesque pile de livres. Sa construction avait nécessité des heures de travail. Sur sa base la pile possédait une circonférence d’une trentaine de mètres. Quant à sa hauteur, elle dépassait le plus haut bâtiment de la Ville, c’était époustouflant. Un immense filet en mailles fines recouvrait la tour pour mieux la stabiliser. Sur une scène protégée de vitres blindées le Vénéré Libérateur, paix et grandeur soient sur Lui ! siégeait en compagnie des plus hauts dignitaires du Parti. Il se leva pour un discours fleuve dont il avait le secret. Trois heures plus tard il donnait l’ordre d’allumer la pyramide pour montrer au monde entier la toute puissance du feu purificateur.

     Une dizaine d’hommes en toges cramoisies arrosèrent la base de l’édifice à l’aide de bidons d’hydrocarbures. Un grand prêtre, muni d’une longue torche dont la flamme vacillait sous le vent s’approcha solennellement. Alors que les flammes dévoraient les premières couches de livres, un éclair zébra le ciel suivi aussitôt d’un coup de tonnerre qui fit trembler les femmes et les hommes présents. La foudre fit voler en éclat les vitres blindées protégeant le Vénéré Libérateur, paix et grandeur soient sur Lui ! avant de finir sa course folle dans son cœur. Il fut pulvérisé littéralement, on ne retrouva de lui qu’un petit tas de cendres calcinées. Les dignitaires qui l’accompagnaient se trouvaient dans un état approchant, leurs faces noircies devenues méconnaissables. L’éclair fut aussitôt suivi d’une pluie dense qui s’abattit sur les flammes de l’autodafé. Quelques secondes plus tard, vaincues par la déferlante venue du ciel, elles abdiquaient dans un ultime panache de fumée noirâtre et nauséabonde.

     C’est alors qu’on vit les premières femmes, les premiers hommes, se précipiter sur la pyramide pour sauver les livres des eaux. Au mépris du danger ils les enfournaient sous leurs vêtements avant de repartir en courant vers leurs maisons. Bientôt ce fut une ruée que les brigadistes ne purent endiguer. Comme les flammes de l’autodafé devant les torrents de pluie, ils abdiquèrent face aux mouvements incontrôlés de la foule. Sentant tourner le vent de l’histoire, ils se débarrassèrent de leurs oripeaux de brigadistes, et, dans un grand élan d’hypocrisie, participèrent au sauvetage des livres.

     Pendant le reste de la journée on assista à l’inespéré retour des livres dans les maisons. Des livres abîmés, des livres trempés parfois, des livres léchés par les flammes, des livres blessés pour certains, moribonds pour d’autres ; mais des livres toujours vivants ! Ils rejoignaient des tables de nuit, des rayonnages abandonnés, des bibliothèques orphelines.

     Les livres de retour, la vie put à nouveau se répandre dans la ville…

     ©Pierre Mangin 2021

     

     

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