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    L’école où j’appris l’ABC professait des méthodes avancées. La base de l’éducation reposait sur une formule. Une formule unique, pierre angulaire de l’édifice, pilier des sept sagesses à elle seule, fondation posée sur le roc inébranlable des certitudes des fondateurs. Formule gravée sur le fronton de l’école. Lapidaire, cinglante ; aucun des enfants qui franchissaient la lourde porte de l’établissement ne pouvait l’ignorer. Ceux qui la gravèrent l’avaient voulu volontairement courte pour mieux qu’elle s’inscrive dans les cerveaux malléables des enfants. Pas même une phrase ; un mot. Pas même un mot ! Un verbe… Désobéir… Désobéir… Voilà le verbe sous lequel chaque matin, chaque midi ; par la volonté farouche des architectes de cette fondation novatrice ; les enfants passaient. Non content d’être gravé sur le fronton de l’école, le verbe était décliné à l’infini dans la cour. Désobéir, en lettres vives dans le préau. Désobéir en lettres capitales sur chaque porte de classe. Désobéir en tous sens sur les murs extérieurs des classes. Désobéir savamment marqué à l’aide de tuiles de différentes couleurs sur le toit de l’édifice. Désobéir sur des panonceaux de bois se balançant sur les branches de l’unique arbre de la cour. Désobéir carrelé sur le sol du patio. Désobéir façon mots croisés sur la porte des toilettes. Désobéir façon vitrail sur les vitres de la cantine. Désobéir sur la couverture de chaque livre, juste au-dessus de la matière. Désobéir à l’encre bleue sur chaque cahier, juste en dessous du nom de l’élève. Désobéir reproduit à l’infini sur les cahiers de liaison.

     

    Le verbe choc se répétait encore dans toutes les salles de classe, en des maximes d’une morale toute particulière. « Désobéir est un devoir », pouvait-on lire dans la classe des cours préparatoires. « Désobéir, une chance pour mon avenir », proclamait une banderole tendue au-dessus du tableau noir des CE2. Quant aux CE1, en guise d’apprentissage de la conjugaison, un poster géant conjuguait le verbe à tous les temps de l’indicatif, du subjonctif et du conditionnel. « Désobéir, un acte citoyen », proclamait la maxime affichée dans la classe des CM2, les plus grands de l’école. L’année précédente ils avaient eu droit au mystique : « Désobéir, une respiration de l’âme. » Désobéir, désobéir… Le verbe revenait sans cesse, entêtant leitmotiv, et finissait par s’inscrire d’indélébile façon au plus profond des âmes enfantines.

     

    N’imaginez pas que nous jouissions dans cette école d’un bonheur sans faille. Les maîtres pouvaient se montrer sévères, les punitions tombaient aussi facilement que les feuilles d’automne. Il n’était pas rare d’être en retenue après la classe pour avoir refusé de… désobéir.

     

    Combien de fois ai-je été consigné au fond de la classe à noircir de pleines feuilles de ce simple verbe : « Désobéir ». Mes professeurs s’étaient promis de m’inculquer ce principe de gré ou de force, de me le rentrer dans la caboche par tous les moyens. Entièrement dévoués à leur mission éducative ils prenaient leur rôle à cœur. Après avoir expérimenté sur moi la méthode douce et constaté son peu d’efficacité, ils n’hésitèrent pas à me punir, quitte à me faire crouler sous les devoirs supplémentaires. À l’heure bénie de la récréation je demeurais en classe. Des camarades je percevais le joyeux brouhaha, les cris enjoués. Je devinais leurs jeux à leurs seules interpellations tandis que le grincement de la plume sur la feuille me tenait compagnie. Et le regard sévère du maître assis derrière son bureau… Non content d’agonir sous les punitions, bien souvent je les voyais doublées ! Cent lignes de « Désobéir » se transformaient en deux cents lignes pour avoir accepté de les écrire. Mes malheurs ne s’arrêtaient pas à la porte de l’école. Il suffisait à un maître d’inscrire au bas du bulletin mensuel : « Élève calme, discipliné », pour faire lever sur moi un orage parental d’une rare violence. Papa criait, jurait aux grands dieux ne pas savoir ce qu’il avait fait pour mériter un fils aussi docile, un fils aussi obéissant. Assise sur une chaise dans la cuisine, Maman pleurait en silence. Et ses reniflements pathétiques étaient pour moi pire que la plus sévère des corrections. À la suite de ces désastreux bulletins j’étais souvent puni. Des punitions d’un autre genre que celles de l’école. On ne m’infligeait pas de nouvelles pages d’écriture. J’étais privé de sortie, séquestré dans l’appartement familial. Alors je regardais les copains jouer en bas, dans la cour de la cité. Je les regardais se poursuivre à vélo, se lancer dans des parties de foot homériques, se chahuter, se bagarrer parfois pour mieux se réconcilier ensuite. Quand ils m’apercevaient derrière la fenêtre de ma chambre, ils me criaient de descendre jouer avec eux. La honte au front je leur faisais signe que je ne pouvais pas, que j’étais puni. J’étais un garçon docile, l’idée d’ouvrir ma fenêtre pour au moins leur parler, leur expliquer ce qui m’arrivait, ne me venait pas à l’esprit…

     

    À l’école le premier de la classe était, à mes yeux du moins, le plus frondeur. Le premier de la classe était celui qui osait se tenir bien droit devant un enseignant pour lui asséner un non ferme, d’une voix qui ne tremblait pas. Le premier de la classe était celui qui soutenait le regard du maître sans ciller. Le premier de la classe était celui devant qui le maître finissait par baisser les yeux. J’étais loin, si loin de posséder une telle hardiesse. Si loin de maîtriser cette fronde. J’étais le dernier de la classe, le cancre qui désespérait ses professeurs et attristait ses parents. J’étais celui qui s’installait au premier rang, puis écoutait le cours avec attention, toujours prêt à lever le doigt pour répondre aux questions. J’étais celui qui apprenait ses leçons et prenait grand soin à ses devoirs. J’étais celui qui trop souvent amusait la galerie, faisait rire la classe entière à ses dépens. J’étais celui qui fanfaronnait en étant sage, discipliné, docile ; mais qui au fond souffrait en silence. J’étais celui dont une honte insidieuse envahissait peu à peu le cœur. J’étais celui qui pleurait en cachette, la nuit au fond de son lit. J’étais le cancre…

     

    Les années d’école sont longues, tous les écoliers vous le diront. Mais pour un cancre comme moi, au sein d’une école qui mettait le principe de désobéissance au-dessus de tout autre, chaque journée était une éternité. Chaque journée était une éternité douloureuse. Chaque journée était remplie d’embûches, d’écueils que je parvenais si mal à éviter. Pire encore, je m’échouais sur chacun d’entre eux. Je ne loupais pas une occasion de me faire remarquer. Moi qui rêvais pourtant de me faire oublier ! Moi qui rêvais de me tenir dans le peloton de la classe, protégé par la masse de mes camarades ! Je ne désirais pas être dans les premiers pour attirer l’attention des maîtres sur moi. Non, je désirais juste me faire oublier. Et je me retrouvais dernier, attirant non seulement l’attention de mes maîtres mais aussi leurs colères, leurs moqueries, leurs punitions…

     

     

    La cloche sonnant la fin des cours ne sonnait pas la fin de mon calvaire. Arrivé à la maison on me sommait de m’expliquer. À table ma docilité désespérante nourrissait les conversations. Mes parents étaient régulièrement convoqués à l’école. Ils en revenaient abattus par ce qu’ils apprenaient sur mon comportement. Les journées se suivaient, se ressemblaient. Je partais le matin à l’école, sans joie, la peur au ventre. Je revenais le soir à la maison, pas plus joyeux. Et je recommençais ainsi le lendemain.

     

    Le calvaire dura ainsi de longues années. À chaque cycle le redoublement m’était proposé. À chaque cycle mes parents le refusaient. Bon gré, mal gré, je passais dans la classe supérieure, sans gloire ni trompette.

     

    Ce n’est qu’en dernière année de communale qu’enfin j’eu le sursaut salvateur. Mon maître d’alors, sévère à l’extrême, venait de m’infliger une énième retenue pour avoir rendu mes devoirs une fois encore en temps et en heure. C’était tout un mercredi qu’il m’invitait à passer en sa compagnie, à conjuguer la phrase « Je dois désobéir, il en va de mon équilibre, il en va de mon avenir », à tous les temps possibles et imaginables. Que m’est-il arrivé ? Aujourd’hui encore, moi qui suis resté d’un naturel calme et d’un caractère doux, je me le demande. Je me souviens simplement que ce mercredi je devais rejoindre Auréliane, une petite fille de mon âge qui ne m’était pas indifférente. Naissance de l’amour ou ultime sursaut d’une âme maintes fois humiliée, je l’ignore ; toujours est-il que ce jour-là je me suis planté devant mon tortionnaire et me suis entendu lui répondre d’un ton ne souffrant aucune contradiction :

    — Je ne viendrai pas ! Je ne viendrai plus jamais aux retenues que vous m’infligez ! Et, en retenue ou ailleurs, il est hors de question que je fasse cette punition ! Hors de question !

    Pour la première fois de ma scolarité, je vis le visage de mon maître s’illuminer d’un large sourire. Pour un peu il m’aurait embrassé !

    Le reste de ma vie d’étudiant se déroula sans incidents notoires. Après tout, éviter les punitions ou échapper aux retenues était assez simple : il suffisait de ne pas faire les pensums et ne pas se rendre aux retenues. En un mot comme en cent : il suffisait de désobéir…

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

     

     

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