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    L'Homme ordinaire

    C'était un homme ordinaire comme il en existe tant sur la Terre. Il n'était affligé d'aucune difformité qui l'eut mis à part de ses semblables, son caractère ne présentait aucune aberration qui l'eut mis au banc de la société. Un homme ordinaire comme il en existe tant sur la Terre...

    Il portait toujours un sac sur son dos. Jamais il ne s'en séparait. Jamais il ne le posait. Le jour il marchait avec. Quand venait l'heure du repas il ne s'en délestait pas pour manger plus à son aise. La nuit il ne le déposait pas au pied de son lit comme le font ordinairement les voyageurs. Il dormait avec, malgré tout l'inconfort que cela suppose.

     

    C'était un homme ordinaire comme il en existe tant sur la Terre...

    Ne pas se séparer de son sac, il ne l'avait pas choisi. C'était ainsi. Il ne se posait pas la question. Il n'imaginait pas qu'il pourrait se sentir plus léger sans le poids du sac sur ses épaules.

    Car c'était bien là la difficulté. Son sac, léger comme un vent de printemps au début de sa vie, s'était alourdi au fil des ans. Il s'était alourdi sans qu'il s'en aperçoive. Quelques grammes un jour, une demi-livre une autre semaine, cinq cents grammes par-ci par-là.

    Au fil des ans son sac a accumulé des kilos et encore des kilos.

    Un jour, son sac devint si lourd qu'il ralentit la marche de l'homme.

     

    C'était un homme ordinaire. Je suis fatigué pensa t-il, c'est pour cette raison que mon pas se ralentit.

    Le sac, lui, ne pensait pas. Il continuait de grossir, de s'alourdir, de peser de plus en plus sur les épaules de l'homme.

    Le sac ne pensait pas. Il se chargeait de toutes les mauvaises rencontres, de toutes les moqueries, de toutes les humiliations, de toutes les trahisons, de toutes les vexations. Elles sont si nombreuses dans la vie d'un homme ordinaire.

    Un jour le sac fut si pesant pour ses épaules que l'homme tomba malade. Une maladie qui ne disait pas son nom. Le poids de l'homme qui fondait lentement, alors que le sac cultivait son embonpoint et le terrassait chaque jour un peu plus de sa lourdeur.

    Vint le jour où l'homme eut du mal à avancer. C'était un homme ordinaire, il était si fatigué, son sac était si lourd.

    Alors il s’assit à une table. Devant lui il avait posé des feuilles et un crayon.

    Il se mit à écrire. Un mot après l'autre, une phrase après l'autre. Il savait la force des mots, la puissance de l'écriture.

     

    Il se mit à écrire. Il écrivit les mauvaises rencontres, les humiliations, les trahisons, les coups bas, les coups fourrés. Il se mit à écrire de plus en plus vite. Il noircissait les feuilles les unes après les autres. Les mauvaises personnes il en fit des personnages. Lui qui peinait à avancer s'était transformé par la puissance des mots en démiurge tout puissant. Il s'arrogeait le droit de vie ou de mort sur tous ces personnages. Sous sa plume les méchants pouvaient succomber, tomber dans des gouffres, passer sous des bus, manger des fricassées d'amanites phalloïdes.

     

    Mais c'était un homme ordinaire, pas un autocrate assoiffé de pouvoir et de vengeance. Alors, les mauvaises rencontres il préféra en faire des personnages ridicules d'autosuffisance, des vaniteux infatués d'eux-mêmes... Ce qu'ils étaient au fond.

    Et au milieu des crissements du crayon sur les feuilles on pouvait entendre l'homme que ses propres mots amusaient se mettre à pouffer.

    Plus il écrivait plus le sac sur ses épaules devenait léger. Il devint si léger que l'homme oublia qu'il le portait depuis si longtemps. Au fur à mesure que les pages se remplissaient, le sac se dégonflait. En tendant l'oreille on pouvait entendre le chuintement des ruminations percées, et aussi les sifflements aigus des ressentiments qui se dégonflaient.

    Après avoir écrit écrit écrit l'homme se mit à rire rire rire.

    Il prit les feuillets sur la table, les jeta au vent. Les feuillets devinrent oiseaux multicolores. Ils se posèrent sur les branches d'un grand chêne pour composer la plus délicieuse des symphonies. L'homme reprit sa marche le cœur léger, l'esprit apaisé.

    Au pied de sa chaise gisait un sac aussi vide qu'un ballon de baudruche percé.

     

    C'était un homme ordinaire comme il en existe tant sur la Terre...

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

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    Le Marieur

    Je suis marieur… J’exerce le plus beau métier du monde. Organiser des rencontres, unir deux êtres, s’émerveiller de les voir voler ensuite de leurs propres ailes. Davantage qu’un métier, une passion, un sacerdoce.

     Sans le savoir vous avez déjà croisé des dizaines, des centaines de couples réunis grâce à mes bons offices.

     Ô, ne les cherchez pas parmi les têtes couronnées. Pas davantage dans la grande bourgeoisie provinciale. D’ailleurs, ne les cherchez pas chez vos confrères et consœurs. Il y a longtemps que j’ai abandonné l’idée de m’occuper des humains. Trop d’incertitudes, trop de paramètres incontrôlables, bref, trop de fausses notes.

     Quand j’ai débuté dans le métier on pouvait, à juste titre, nourrir de jolis espoirs sur les mariages humains. Ils semblaient taillés dans le roc, indestructibles, imputrescibles. C’était presque vrai. Mais en y regardant de plus près, tel couple qui semblait en harmonie ne résonnait plus aussi joliment après quelques années. L’accord s’était fendu, allant parfois jusque la dissonance. Leurs fausses notes irritaient toutes les oreilles alentour, mais c’était ainsi, on ne divorçait pas.

     Aujourd’hui le divorce est une chose admise, aisée. Je dirais si le l’osais presque banale. N’allez pas croire que la fonction de marieur en soit devenue plus facile ! C’est tout le contraire. Trop d’incertitudes, trop de paramètres incontrôlables vous dis-je…

     J’ai toujours eu une haute opinion du mariage. Si haute que je peine à l’envisager éphémère. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : je n’ai rien contre les divorcés, on ne peut pas passer sa vie à jouer de la musique fausse !

     Simplement j’aspirais à des unions qui flirteraient avec l’éternité, l’indicible. À des osmoses véritables. Je visais l’alchimie, mélanger deux êtres pour en créer un troisième, qui soit la parfaite synthèse des deux premiers, indissociable et animé de sa vie propre en même temps.

     Alors j’ai abandonné les humains ; ils se débrouillent fort bien sans moi ; j’ai abandonné les humains pour me consacrer aux mots.

     Depuis ma vie est un bonheur. Mes couples traversent les temps, les espaces. C’est une grande satisfaction de les voir en chemin pour l’éternité.

     Vous les croisez, ces graines d’éternité. Dans les pages de vos livres, dans les mots de vos poètes, jour après jour vous les côtoyez sans prendre garde à eux. Ils se fondent dans le paysage, ils sont ma plus grande réussite.

     Vous doutez encore ? Alors ouvrez grands vos oreilles… Je vous ai organisé un petit défilé impromptu. Ouvrez vos oreilles, vous allez voir quelques-uns de mes chers petits protégés…

     

    Sur le chemin tortueux, la 4L brinquebalante suivait son bonhomme de chemin. Grand Escogriffe conduisait. Il avait dû plier sa carcasse en deux pour la faire loger dans l’étroit habitacle. À ses côtés Triste Sire aux yeux bleu acier ne desserrait pas les dents. À l’arrière deux solides gaillards regardaient défiler le paysage. Ce n’étaient pas de mauvais garnements, juste de pauvres hères embarqués dans une drôle d’histoire. La lecture du palimpseste indigeste avait tout déclenché. Alors ils avaient quitté la ville et ses banlieues tentaculaires. La circulation fluide avait favorisé leur fuite.

     Enfin ils arrivèrent.

     Un vent fou roulait de lourds nuages noirs. De l’incessant ressac montait une brume légère qui s’effilochait sur les mâts des bateaux. Grand Escogriffe avait en Triste Sire une confiance aveugle. Avec lui aux commandes, pensait-il, l’expédition connaîtrait un succès foudroyant. Il avait tort. Triste Sire n’était pas une belle âme. Tout juste un égoïste centré sur sa petite personne. Grand Escogriffe avait eu le temps du voyage pour le comprendre. Un silence éloquent envahit la 4L. Pas une bulle ouatée, plutôt un puits redoutable où chacun avait une peur bleue de sombrer.

     Triste Sire leur avait vendu une sombre histoire déguisée en précieux conte. La perle rare n’était pas au rendez-vous. Ici il n’y avait que de l’eau qui bientôt sombrerait dans le noir de la nuit. Seul le phare trouait l’encre de ses intermittences. Par les fenêtres ouvertes montait une douce fragrance, subtil mélange d’algues, de vase et d’iode.

     Grand Escogriffe n’était pas un doux dingue et les deux solides gaillards n’étaient pas issus de quelque tératologie expérimentale. Il fallait faire quelque chose. Il le fit.

     Il sortit de la voiture, en fit le tour, extirpa Triste Sire de son siège. Celui-ci protesta bien un peu, mais que faire quand on est entre les bras de Grand Escogriffe, menacé par les deux puissants battoirs qui lui servaient de mains ?

     Grand Escogriffe hésita un instant : jeter Triste Sire à la baille ou pas ? Triste Sire le comprit qui se mit à pleurer à chaudes larmes.

     Finalement il le laissa choir, non sans l’avoir auparavant agoni d’injures bien senties. Grand Escogriffe ne pratiquait pas la langue de bois affadie, mais plutôt le langage fleuri des gens du peuple.

     Sur le chemin du retour aucun des solides gaillards ne voulut monter à la place de Triste Sire.

     D’ailleurs on dit que c’est la place du mort.

     

    Je l’avoue. Je voulais vous servir de l’indicible, mes mots en ont décidé autrement. Ils sont parfois d’humeur facétieuse, ne cherchent qu’à s’amuser, passer du bon temps, imaginer des farces. Qui pourrait leur en vouloir ?

     Vous êtes déçus ? J’entends vos cris d’orfraie ! Vous criez au cliché, aux expressions toutes faites, aux associations mille fois entendues, rabâchées. Je revendique le cliché ! Les clichés sont le sel de la littérature. Si le régime sans sel est d’une saveur proche du néant, avoir la main lourde sur la salière assassine un plat aussi sûrement qu’une poule au pot tua Henri IV. Nous aimons les clichés en secret, nous aimons les retrouver au fil des pages, ils sont nos repères, ils sont les phares qui éclairent la côte et nous permettent d’avancer sans sombrer. Alors, pourquoi en rougir ? Il n’y a pas de honte à les aimer, à les utiliser. Imaginez-vous un petit escogriffe, un léger nuage noir, un ressac éphémère ? Non. L’escogriffe est grand, le ressac incessant et le nuage noir est lourd. C’est ainsi.

     Et l’antique 4L nécessairement brinquebalante…

     

     ©Pierre Mangin 2023

     

     

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