•  

    L'Inversion du sens de l'humour

    Il n’est pas rare qu’une municipalité, habitée d’une louable intention, celle de fluidifier le trafic, inverse le sens de circulation. Avec un résultat plus ou moins réussi, il faut bien le reconnaître. Mais si on inversait le sens de l’humour, que se passerait-il ?

    J’ai connu une personne affligée d’un sens de l’humour inversé. De l’avis de tous, il était assommant. Une situation cocasse était pour lui un drame shakespearien, un jeu de mots subtil une lapalissade, un trait d’esprit un poncif. Vous l’avez deviné, il était incapable d’auto-dérision. D’ailleurs la dérision elle-même n’appartenait pas à son vocabulaire. Devant les chefs-d’œuvre du cinéma burlesque il demeurait de marbre. Les comédies populaires l’exaspéraient, les humoristes l’ennuyaient, les clowns le fatiguaient. En littérature son auteur préféré était Claudel, pas vraiment un écrivain connu pour dérider les zygomatiques de ses lecteurs. Si vous cherchiez un invité pour mettre un peu de piquant à votre soirée, ce n’est pas sur lui qu’il fallait compter. Le gaillard n’avait pas seulement la politesse de s’intéresser aux bouffonneries de l’assemblée ou de sourire aux efforts du bout-en-train de service pour dérider l’ambiance.

    J’ai eu l’occasion de le voir à l’œuvre avec des enfants, et c’est bien avec ces chères petites têtes blondes qu’il donnait toute la mesure de son sens de l’humour inversé. Par obligation, et parce qu’elle n’avait pas trouvé d’autre solution, sa sœur lui avait confié ses trois marmots de quatre, six et huit ans. Et j’ai eu la chance d’assister à un spectacle rare. Figurez-vous que j’ai rencontré le drôle au square, où il avait amené la marmaille, non pas pour qu’ils jouent — le jeu ne faisant pas partie de ses principes éducatifs — mais pour qu’ils respirent un air plus pur qu’au centre-ville où il habitait. Ce qui, il faut le lui reconnaître, était une bonne intention pétrie de souci hygiénique. Un peu surpris de voir le bonhomme au square ; c’est le genre de type que l’on rencontre plus souvent dans une banque, un office notarial, à la rigueur dans un syndic de copropriétaires ; un peu surpris donc je me suis arrangé pour l’observer sans être vu. Ce qui est assez aisé dans un jardin public en raison des arbres nombreux, des massifs floraux et autres rochers moussus qui sont autant de planques pour le voyeur improvisé que j’étais. Les enfants aiment rire, c’est bien connu. Ils aiment avoir peur, c’est vrai aussi, vous avez raison de me le signaler. J’ignore quelle aberration de la nature avait rendu mon drôle allergique aux rires des enfants. Sans aucun doute son sens de l’humour inversé. Au premier rire il sermonna. Au second il chapitra. Au troisième il houspilla. Au quatrième… Il n’y eut pas de quatrième. Vaincus par tant de sévérité, les trois bambins avaient rejoint le banc où leur cher oncle s’était assis. Les deux plus jeunes pleuraient à chaudes larmes, le plus âgé se tenait un peu à l’écart et boudait. Et c’est alors que le plus imprévisible se produisit. Quelques instants plus tôt, mon triste sire avait l’air sombre, voire irrité quand les enfants s’avisaient de rire, et voilà qu’au milieu des larmes et des bouderies de ses neveux, il semblait enfin parfaitement détendu. Un sourire de béatitude illuminait son visage pendant que les pleurs troublaient la quiétude du square.

    Dix minutes plus tard il quittait le jardin d’un pas serein, traînant derrière lui sa marmaille morveuse et pleurnicharde. Il n’avait pas eu un mot de consolation ou d’excuse. Je gage que pour lui la sortie au jardin public s’était déroulée dans les meilleures conditions possibles.

    Depuis ce jour je prie pour ne jamais être atteint d’inversion du sens de l’humour. Il s’agit d’une maladie grave qui, si elle n’est pas mortelle n’en demeure pas moins handicapante.

    Heureusement à mon âge le risque est faible de la contracter, voire quasi nul. Il paraît que, sans être héréditaire, il s’agit d’une tare de naissance…

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

    Partager via Gmail Yahoo!

    votre commentaire
  • Partager via Gmail Yahoo!

    votre commentaire
  •  

    Pour Gaston l’heure était venue de rendre des comptes.

    Lui qui, sa vie durant, avait consacré toute son énergie à demeurer vivant, s’était retrouvé un peu désemparé après être mort d’ennui. Ainsi avait-il erré quelques jours dans les limbes, survolant son corps sans vie, essayant vainement de le réintégrer.

    Par curiosité il avait assisté à son enterrement. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’y avait pas foule ! Le docteur Horace Bref était présent : il avait tenu à saluer une dernière fois son plus fidèle patient. Dans l’assemblée clairsemée composée de son frère, d’un représentant de l’hôpital des Charmilles, d’un ou deux voisins et de quelques autres personnes amatrices d’enterrement, seule une femme semblait ressentir du chagrin. Habillée de noir elle tenait à la main un mouchoir en papier dont elle se servait pour essuyer des larmes qui semblaient ne jamais devoir tarir. Intrigué, Gaston se rapprocha d’elle. Entre deux sanglots il reconnut Jeanne, la jeune femme du service comptabilité qui était éperdument amoureux de lui. Enfin jeune… Ça c’était avant. À l’époque où lui aussi était jeune. Maintenant il était mort, et Jeanne, après de telles émotions risquait bien de suivre son chemin. Malgré son insistance, malgré ses avances, malgré l’intérêt jamais démenti qu’elle lui portait, Gaston l’avait toujours éconduit, ne lui laissant aucun espoir, la rabrouant quand elle se montrait par trop insistante. Jeanne avait continué de l’aimer, aujourd’hui elle pleurait. Gaston en était un peu ébranlé.

    Une fois son corps mis en terre (la cérémonie fut courte, les officiants s’ennuyaient), Gaston n’avait plus aucune raison de rester dans les limbes.

    Lui qui pour unique promenade effectuait le tour de son pâté de maisons pour n’avoir à prendre le risque de traverser, s’apprêta pour le grand voyage. Celui qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie. Enfin, dans sa mort.

    Pour une fois dans sa vie (si on peut dire), il abaissa sa garde et se laissa entraîner sans résister. Il se sentit monter, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Le cimetière rapetissa au point de ne devenir qu’un point au milieu des champs, puis ce fut la terre qui devint aussi menue qu’une balle de ping-pong. Parfois des âmes (âmes, esprits, consciences… Gaston ne savait comment les nommer) le doublaient en le saluant joyeusement. Gaston se contentait d’un petit hochement de tête : il ne goûtait guère la convivialité.

    Enfin il arriva devant une immense porte finement sculptée. Un homme se tenait devant et guettait les arrivants. Gaston pensa qu’il devait s’agir de Saint-Pierre. Il se mit dans la fille d’attente, en prenant soin de garder ses distances avec celui de devant : il n’avait aucune certitude quant à l’abandon des gestes barrières dans l’au-delà. Saint-Pierre vérifiait l’identité des arrivants et ouvrait grand la porte en leur souhaitant la bienvenue. Quand ce fut son tour il indiqua à Gaston une petite porte dérobée :

    — Entre par ici. Tu trouveras une salle d’attente. On va venir te chercher pour examiner ton cas.

    Gaston voulut protester. Hélas, le saint portier avait bien trop d’ouvrage pour lui en laisser le temps.

    La salle d’attente était sombre. Les chaises disposées le long des murs étaient toutes occupées. Toutes sauf une. Gaston s’assit à côté d’un type à la mine patibulaire si corpulent que ses fesses flasques débordaient de chaque côté de l’assise. Gaston se fit tout petit et posa ses propres fesses en bout de chaise. Le patibulaire reniflait bruyamment. Gaston se lamentait de n’avoir pas de masque pour se protéger. Avant de se souvenir qu’il était mort et qu’au fond une contamination n’aurait que peu de conséquences. Par désœuvrement il regarda les visages autour de lui. Des femmes et des hommes à l’air fourbe, au regard vicieux, aux lèvres suintant la méchanceté. Si c’est ça l’antichambre du paradis, ce que je regrette d’être mort, se dit l’homme qui ne voulait pas mourir.

    Après un temps qui lui sembla interminable, il entendit enfin son nom grésiller dans le petit haut-parleur accroché au-dessus de la porte.

    Un tribunal au complet l’attendait dans une pièce aux dimensions considérables.

    L’Éphémère en personne le présidait. Gaston le reconnut aussitôt. Il était sans cesse à se métamorphoser. Un instant il était rose écarlate. Les pétales qu’il perdait se transformaient en oiseaux multicolores avant de toucher le sol, emplissant l’espace d’une musique polyphonique. Puis il devenait lever de soleil, arbrisseau, vent tiède, ondée, nuage, ciel étoilé, ressac, source d’eau claire, et même éclair de tonnerre, orage dévastateur. Mais ça c’était quand il était en colère. Heureusement sa colère, comme son chagrin, ne duraient jamais. À ses côtés de nombreux assesseurs. Gaston reconnut une herbe folle, un gland à peine éclos, une symphonie inachevée, un ver à soie, une pomme trop mûre, du terreau à l’odeur d’humus et bien d’autres encore.

    L’Éphémère, qui était alors un épi de blé ployant sous le poids de ses grains, prit la parole :

    — Alors Gaston, tu es venu nous voir bien avant ton heure. Peut-on savoir pourquoi ?

    — Je ne comprends pas ! En arrivant Saint-Pierre m’a dit qu’on allait examiner mon cas. C’est incompréhensible, sûrement une erreur.

    — Saint-Pierre ?

    — Ben oui, le portier !

    L’Éphémère, une libellule aux ailes translucides, était secoué de rire. Et tous ses assesseurs également.

    — Saint-Pierre ! Tu as vu Saint-Pierre ! Ah, tu es trop drôle Gaston !

    Drôle, Gaston ne l’avait jamais été. Il se méfiait du rire, susceptible de provoquer des fausses routes et étouffer celui qui en était atteint.

    — Mais bougre d’âne, reprit l’Éphémère, ne comprends-tu pas que tu as vu Saint-Pierre parce que tu crois en lui ? Penses-tu qu’un Indien Cherokee voit le même portier que toi ? Et un Lapon ? Imagines-tu qu’il voit Saint-Pierre ?

    L’Éphémère s’habilla d’un habit de feu.

    — Assez plaisanté ! Qu’as-tu fait pour mériter la vie ? Rien, voilà la vérité !

    — Mais, protesta Gaston, j’ai tout fait, tout fait pour vivre. J’ai fait attention, tous les jours, à tout.

    — Tu n’as rien fait pour vivre, tu as tout fait pour ne pas mourir. Nuance…

    — Je méritais de vivre, je me suis toujours bien comporté, je n’ai fait de mal à personne !

    — En es-tu si sûr ? Et Jeanne ?

    — Jeanne ?

    — Oui, Jeanne, elle t’aime, ne me dis pas que tu ne t’en es pas aperçu ! Pourquoi l’as-tu toujours repoussée, alors qu’en examinant ton cœur tu aurais compris que toi aussi tu l’aimais ?

    — Mais, si après on ne s’aimait plus ? Si après on se lassait, pour finir par se disputer, comme tant de couples ? Quels chagrins en perspective, quel stress, tout ça est mauvais pour la santé !

    — Un chagrin d’amour vaut mieux que pas d’amour, tu aurais dû le savoir ! Et puis arrête avec tes mais, tu nous exaspères ! Jeanne te pleure, ingrat !

    Un tourbillon enleva tous les assesseurs de leur place. Au centre, l’Éphémère, un têtard à grosse tête ovale, dirigeait les conciliabules.

    Enfin le vent tournant cessa, l’Éphémère, transformé en fougueux cheval, reprit sa place au-dessus de ses nombreux assesseurs. Il prit la parole d’une voix forte :

    — Gaston, nous sommes tombés d’accord à l’unanimité. Tu ne voulais pas mourir ? Soit, nous te renvoyons sur Terre. Mais attention, pas en tant que ce Gaston d’un ennui mortel. Non, en tant qu’esprit. Tu erreras aussi longtemps que nous le jugerons bon, à la recherche de tes semblables, à la recherche de ces falots incapables de saisir la beauté et la force de la vie. Tu es chargé de les remettre dans le bon chemin, de les déciller, de les distraire si besoin. Tu consoleras l’enfant malheureux, délieras la langue du taiseux, amuseras la femme en chagrin.

    — Mais, si je ne suis qu’un esprit, comment je ferais ?

    — Je t’ai dit d’arrêter avec tes mais ! Redescends sur terre et tu verras qu’un esprit peut beaucoup. À toi de faire tes preuves maintenant.

    C’est ainsi que Gaston retrouva Jeanne. Sans que jamais celle-ci ne devine que celui qui déposait sur son chemin des signes d’encouragement, des signes éphémères qu’elle percevait cependant, c’était son Gaston. Elle retrouva le sourire, pensa à son amoureux avec un brin de nostalgie, regrettant cette histoire ratée sans pour autant se lamenter. Elle se disait qu’il n’était pas trop tard pour rencontrer un autre Gaston, pas trop tard pour prendre sa part de bonheur.

    Gaston, lui, continua d’errer de bourgs en villages, de villages en villes, de maison en maison à la recherche des tristes à la vie aussi ennuyeuse que la sienne. Il semait d’infimes graines de joie, de désir, d’insouciance et biens d’autres encore.

    Jusqu’au jour, où, fatigué de ses errances, il s’allongea au beau milieu d’un bois. Avec des feuilles mortes il se fit une couverture. Il laissa la pluie le mouiller sans s’en inquiéter. Bientôt il se métamorphosa en humus à l’odeur douceâtre. On ne sait quel oiseau laissa choir au beau milieu de cet humus un joli gland de chêne pédonculé. Mais on sait que ce gland devint un chêne immense. Des écureuils courent dans ses branches, des familles de sangliers fouillent sous sa frondaison. On dit aussi que des amoureux, à la belle saison, s’embrassent sous son ombre épaisse.

    Et même plus encore…

    L'Heure de rendre des Comptes

    ©Pierre Mangin 2023

     

    Partager via Gmail Yahoo!

    votre commentaire