• Truc Machin chose bidule chouette zinzin

    Illustration : Vectors de Pixabay

     

     

    — Il faut que je vous parle de quelque chose…

     Tous les regards se portèrent sur Julien. Adolescent taciturne, renfermé, volontiers muet, répondant aux questions par des onomatopées que l’on pouvait prendre au choix pour acquiescement ou négation, il était rare qu’il fasse à sa famille l’obole du son de sa voix.

     Aussi, autour de la table, un grand silence se fit.

     Contrarié par cette attention aussi soudaine qu’exclusive (même les jumelles avaient cessé de se chamailler), Julien fit entendre un de ses phonèmes indistincts dont il avait le secret.

     La tension était à son comble. Le père, fourchette entre assiette et bouche, en oubliait de mâcher, la mère, mains jointes dans une attitude de secrète prière dévorait son aîné des yeux, les jumelles, vingt ans à elles deux, d’habitude si turbulentes, sentant qu’une chose peu ordinaire était sur le point de s’accomplir s’étaient collées l’une à l’autre telles des siamoises, bébé en avait arrêté de répandre son yaourt sur la tablette de sa chaise haute, quant au chat, oubliant sa quémande, il s’était prudemment replié sous le vaisselier en position d’attente.

     Une mouche, impressionnée par le silence régnant dans la cuisine, cessa ses tours autour de l’abat-jour. Elle voulut se chauffer les pattes et le dessous des ailes en se posant sur l’ampoule. Hélas, c’était une basse consommation et elle ne ressentit aucune chaleur.

     Au bout d’un temps qui parut à tous d’une longueur désespérante, le père se décida à poser sa fourchette dans son assiette. Le choc du métal sur l’arcopal fit sursauter le chat.

     — Et bien mon garçon, il faut maintenant préciser ta pensée. Une chose, dis-tu ? Cela est tellement vague, tellement approximatif…

     Il faut vous dire que le père aimait le mot juste plus que tout. C’était chez lui une marotte innocente de reprendre les uns ou les autres sur une construction de phrase un tant soit peu bancale, une tournure mal venue, une concordance de temps hasardeuse ou un mot inapproprié. Chose était l’exemple même de vocable que le père abhorrait, à cause de sa signification évasive, peu propice à la clarté d’un propos, offensante à l’intelligence du langage.

     — Voilà, commença Julien, j’ai décidé de faire une croix sur quelque chose…

     — Veux-tu dire, continua le père, que muni d’un feutre, d’un pinceau ou d’une brosse, tu as volontairement dessiné une croix sur quelque objet ? Croix de Saint-André, celtique, romaine, catholique ? Mais c’est de l’art mon fils, décalé, iconoclaste, j’aime beaucoup le concept !

     — Mais non P’pa ! Qu’est-ce que tu vas inventer ! J’abandonne mes études !

     Par bonheur le père avait reposé sa fourchette sans enfourner l’énorme morceau de viande qu’il s’était coupé auparavant. Qui sait ce qu’il serait arrivé sinon…

     — Ainsi, la « chose » dont tu parles, ce sont les études que nous t’offrons dans le meilleur lycée de la ville, lycée qui nous coûte chaque mois à ta mère et moi une petite fortune !

     À la suite de fâcheux concours de circonstances, Julien s’était, par deux fois, fait virer de ses lycées successifs. Il n’y eut ensuite que le privé pour accepter en ses murs le banni de l’Education Nationale.

     Le père rougissait, la mère pâlissait, les jumelles se taisaient, bébé reniflait, le chat veillait, la mouche frottait ses pattes de devant à toute vitesse.

     — Voyons Julien, intervint la mère de sa voix douce, la plaisanterie est une chose sérieuse, tu ne peux pas plaisanter avec tes études. L’an prochain tu passes le bac !

     — Non Maman, non. L’an prochain j’ai dix-huit ans. J’arrête et je pars.

     — Mais grands dieux, Julien. Tu pars où ? Et pour faire quoi ?

     — Ô, pleins de choses ! Ce ne sont pas les envies qui me manquent.

     Le père récupéra son morceau de viande qu’il mastiqua à grands coups de mâchoires bruyantes.

     — « Pleins de choses ! » en voilà un joli programme tonitrua t-il !

     — D’abord je vais partir dans un cirque. Antoine, l’oncle d’Amélie, a un petit cirque itinérant. Il est d’accord de me prendre avec lui.

     À ces mots le père manqua de s’étouffer. C’était comme s’il avait le bœuf tout entier coincé dans la gorge au lieu d’un simple morceau de steak. Il toussa, éructa, cracha avant de lancer :

     — Et c’est toi qui feras le singe savant ?

     — Mais non P’pa, c’est autre chose ! Je serai l’homme à tout faire. Il y a beaucoup de choses à penser dans un cirque tu sais. En dehors des numéros bien sûr.

     Le père, remis de ses émotions déglutives, pesta de plus belle :

     — Mais enfin mon fils, tu n’es pas sérieux tout de même ! Dans un cirque ! Pourquoi pas dans un zoo !

     — J’y ai pensé. Mais j’aime bien l’itinérance.

     Les deux jumelles applaudirent des quatre mains.

     — Dis, on pourra venir voir ton cirque, dis, on pourra ?

     — Bien sûr. Quand le cirque viendra en ville je vous le dirai. Le tonton d’Amélie m’a promis qu’il me donnerait des places gratuites. Et chose promise, chose due ! Et vous aussi Maman, Papa vous pourrez venir !

     Le père laissa éclater sa colère :

     — Ah tais-toi donc ! Si tu crois que vais me prêter à cette mascarade tu te trompes ! Et vous les jumelles la ferme !

     Les jumelles se recroquevillèrent sur elles-mêmes, le chat se glissa un peu plus loin sous le vaisselier , bébé cessa de renifler, la mouche s’abstint de se frotter les pattes plus longtemps, la mère regarda son mari d’un air effaré.

     — Mais enfin, osa t-elle, pourquoi es-tu si vulgaire avec les jumelles ? C’est quelque chose ça ! Elles sont terrorisées ! Et pourquoi dis-tu à Julien de se taire ? Ça fait des mois qu’il ne nous a rien raconté ! Laisse-le s’exprimer pour une fois qu’il partage quelque chose avec nous ! Et toi Julien, tu ne voudrais pas entrer dans le négoce, comme ton père, ton grand-père et tes deux oncles ?

     — Ô non Maman ! Acheter, vendre, acheter encore, je préfère le cirque ! Quand j’aurai gagné assez d’argent je partirai pour un tour d’Europe en auto-stop. Il y a tant de choses à découvrir, tant de choses à vivre ! Après j’écrirai mes aventures ; les éditeurs vont adorer !

     Le père essaya de garder son calme.

     — Sache qu’on ne peut adorer que Dieu, Julien. Et tu te souviens que je t’ai interdit de quitter la maison sans ton baccalauréat en poche ?

     — Oui, P’pa, je me rappelle…

     — Je me le rappelle ou je m’en souviens, ne put s’empêcher de faire remarquer le père…

    — Oui, P’pa je sais ! Je m’en souviens. Mais tu sais ce qu’on dit… Chose défendue, chose désirée ! Depuis que tu m’as dit ça, je n’ai qu’une envie. Partir ! Sans attendre le bac !

     C’est l’instant que choisit bébé pour se manifester en se mettant à pleurer de toute ses forces. La pièce était toute entière remplie de ses décibels, tout juste si on entendit la mère s’exclamer :

     — Mais qu’a t-il ? On dirait qu’il est tout chose !

     Tout chose il l’était. Profitant de l’inattention dont il faisait l’objet, il avait réussi à déchirer en petits morceaux l’étiquette de son yaourt et en avait ingurgité une partie avec le dit yaourt qu’il n’avait pas étalé sur sa chaise. Le morceau de papier, refusant énergiquement de passer dans son système digestif, s’était coincé dans son arrière gorge et le chatouillait de la plus désagréable manière qu’il soit. Après quelques quintes de toux sonores (il en profita pour éclabousser la nappe et les jumelles de quantité de gouttelettes lactées), le morceau d’étiquette se dégagea pour le plus grand soulagement de bébé. Il se mit à regarder la maisonnée avec le plus innocent de ses sourires.

     Le père profita de l’accalmie pour essayer de reprendre la main. Il était énervé, peu maître de lui, et cela s’entendit :

     — Et cet oncle, là, ce machin chose, que sais tu de lui exactement ?

     Les jumelles pouffèrent de concert.

     — Machin chose, machin chose ! Papa a dit machin chose, c’est trop bien ! Machin, chose, truc, bidule, chouette, zinzin !

     Le père tapa du poing sur la table.

     Les jumelles se turent, bébé posa ses mains dégoulinantes de yaourt sur ses joues, Julien regarda son père dans les yeux, le chat s’aplatit davantage encore, la mère redouta la venue de l’orage et la mouche profita du bazar pour s’envoler vers la poêle encore toute attiédie de la cuisson des steaks.

     Le père était furieux. Son autorité de chef de famille était mise à mal. D’abord par Julien. L’adolescence n’est pas toujours une saison tranquille, dans ses bons jours le père pouvait le comprendre, mais voilà que les jumelles s’y mettaient en débitant tout un tas de noms communs sans valeur. Le père se devait de rétablir l’ordre avant que bébé prenne de la graine de ses aînés. Il fut interrompu dans son élan par la mère :

     — Au fond, à toute chose malheur est bon. Julien veut abandonner ses études. Soit. Mais il veut aussi devenir écrivain ! Ça devrait te plaire à toi, cette chose là ! Imagine tous les progrès qu’il va faire en français ! Va savoir, le temps révèle toute chose, ce sera peut-être un grand écrivain. Qui fera la fierté de son papa !

     — Mais ne vois-tu pas qu’il a quelque chose de fourbe dans le regard ? grommela le père.

     — Chose ! Chose ! Papa a encore dit chose ! Machin, chose, truc, bidule, chouette, zinzin ! reprirent les jumelles sur l’air d’une vieille comptine.

     — Tu sais, P’pa, tu m’avais prévu une place avec toi, dans le négoce, avec mes oncles et aussi grand-père. Je te remercie, mais l’idée du négoce m’ennuie tellement : ce n’est pas une chose pour moi. Faire commerce de produits du monde entier et rester dans un bureau, pour moi c’est la poisse… Je rêve d’autres choses. Tu ne voudrais pas que je sois malheureux ?

     Vaincu, le père soupira :

     — L’an prochain tu as dix-huit ans, c’est une chose acquise. Tu feras bien ce que tu voudras, avec ou sans mon autorisation. Alors va dans ce cirque et sois heureux mon fils. La maison te sera toujours ouverte.

     Un sourire bienveillant éclaira le visage du père.

     — Je suis sûr que tu feras quelque chose de ta vie ! Et n’oublie pas, si jamais un jour tu te repens de cette vie que tu choisis, dans le négoce il y aura toujours quelque chose à faire pour toi !

     Les jumelles reprirent leur comptine de plus belle, bébé s’amusa à souffler des bulles de yaourt, Julien essuya une larme qu’il sentait pointer, la mère regarda son mari en pensant qu’elle était fière de l’homme avec qui elle avait choisi de partager sa vie, le chat de faufila subrepticement sous la table où les jumelles lui filèrent en douce des morceaux de steak coupé en fines lanières.

     Quant à la mouche, repus de graisse et de sucs, empoissée de beurre fondu jusqu’aux ailes, elle ne parvenait plus à décoller de la poêle et regardait avec terreur l’heure de la vaisselle approcher.

     — Tout autre chose, claironna la mère d’un ton badin, qui veut du fromage ?

     

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

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