• C'est écrit

     

    Image : Christine Sponchia de Pixabay

     

    J’ai toujours plus ou moins tenu un journal. Tout petit déjà, d’une écriture maladroite, j’aimais avoir un « carnet secret », dans lequel je notais mes envies, mes joies d’enfant, mais aussi mes colères, mes frustrations. Bien entendu j’ignorais alors le pouvoir réparateur, « cathartique » de l’écriture. Adolescent, comme tout bon ado, je notais jour après jour mes amours impossibles dans d’interminables poèmes en prose. J’avais alors fait le choix des feuilles volantes. En y réfléchissant aujourd’hui, je crois que la pression ressentie à l’école devant chaque cahier neuf m’a toujours empêché d’en faire le support de mon journal. Peur des ratures, des taches, des fautes d’orthographe irrattrapables. La feuille volante possède sur le cahier broché l’avantage de pouvoir se déchirer et réécrire. J’ai parfois été tenté par le cahier à spirale (malin les spirales, on peut détacher une feuille sans que cela se voit !), mais sans grande conviction.

    Bien sûr, au fil des ans, j’ai perdu la plus grande partie de ces feuilles volantes. Elles ont été emportées par le tourbillon de la vie, elles ont servi pour certaines à allumer du feu, pour d’autres à confectionner des avions éphémères.

     

    Parvenu à l’âge adulte, l’envie de tenir un journal n’a pas cessé de me tarauder. J’ai souvent essayé, j'ai souvent abandonné, j’ai souvent manqué de temps (disais-je…) Depuis de nombreuses années je tiens mon journal avec une régularité quasi parfaite. Dans une année, seuls quelques jours manquent à l’appel : on peut les compter sur les doigts, disons des deux mains.

     

    Comme pour toute écriture, celle de mon journal obéit à des rituels. Des rituels immuables, mais c’est bien là le propre des rituels.

    Je me lève tôt matin, à l’heure où la ville est encore endormie, à l’heure où, en plein cœur de l’été, le soleil n’a pas encore pâli l’encre de la nuit. Je passe par mon bureau, allume l’ordinateur. Il se réveille tranquillement pendant que j’infuse un grand mug de thé.

    Le thé infusé je rejoins mon bureau. Et je retrouve mon ordinateur. Cela peut sembler étonnant, mais je ressens un plaisir presque sensuel à me trouver là, devant la lumière un peu bleutée de l’écran, à caresser la souris, à pianoter sur le clavier. Sa musique est douce à mon oreille. Ronflement paisible des ventilateurs et du disque dur, cliquetis joyeux du clavier, ronronnement tranquille de la roulette de la souris.

    Alors, tout en buvant mon thé par petites gorgées gourmandes (Earl Grey ou thé vert Bali, c’est selon mon envie matutinale), j’écris sur mon journal la date de la veille, avant de me pencher sur elle et d’en tirer la plus substantifique des moelles.

     

    Dans le format très cartésien du traitement de textes, mon journal est un véritable fourre tout. J’y note en vrac mes rêves, mes cauchemars, mes marches, mes rencontres, mes notes de lectures, mes projets d’écritures, les événements marquants familiaux, sociétaux, mes voyages, mes admirations, mes détestations…

    Écrire ce journal me procure un grand apaisement. Pourtant, après plusieurs années à le tenir quotidiennement, je me suis senti insatisfait.

    J’en ai eu assez de me retourner sur la journée de la veille. Assez de regarder derrière.

    J’ai eu envie de regarder devant.

     

    Alors j’ai changé mes rituels. Ce n’est pas si facile de changer ses rituels. Essayez, vous verrez. Mais, avec la ténacité, la volonté et la force de caractère qui me caractérisent, j’y suis parvenu. Désormais, chaque soir, à l’heure où la ville s’endort, à l’heure où, en plein cœur de l’été, le soleil a éteint son dernier rayon pour laisser l’encre de la nuit recouvrir le monde, je m’installe devant mon ordinateur. Parfois je dépose sur le bureau un grand mug de rooibos. Et, tout à ma joie de retrouver mon journal, j’écris la date du lendemain…

    Je ne regarde plus derrière, je regarde devant. Je regarde la journée qui m’attend.

    Et ça change tout.

     

    Oui, ça change tout. Aujourd’hui, chaque matin, je bois mon thé en me penchant non pas sur la journée de la veille, mais sur celle qui m’attend. Ainsi je prends connaissance dès potron-minet des événements marquants qui vont l’émailler, des personnes que je vais rencontrer, des pensées profondes qui vont germer dans mon cerveau, de mes progrès dans mes travaux d’écriture, des itinéraires de mes marches et même parfois, de la météo du jour… Je vous l’ai dit, je note tout. Et je sais tout d’avance puisque je l’ai noté la veille !

    Ce qui peut, je le reconnais, me poser quelques problèmes de conscience. Ainsi, au mardi 19 mai, j’avais noté : « Trois heures de marche. L’écoparc, Belle-Île, la vallée verte jusque l’hippodrome et retour par Balsan, le chemin des lavoirs et les jardins des Cordeliers. Pluie dense, bourrasques incessantes, je reviens trempé jusqu’aux os » Mettez-vous à ma place… Ce fameux mardi matin, à l’heure où la ville dort encore, je découvre comment va se dérouler ma marche de l’après-midi. Je n’ai aucune envie d’y aller, je suis tenté de renoncer, d’abandonner pour aller au musée ou au cinéma. Mais voilà, c’est écrit. Alors je vais marcher à l’heure dite. Et je reviens trempé comme une souche ! Ce qui est écrit est écrit.

     

    Quelques fois cette connaissance engendre des situations cocasses. Ainsi, à la date du mercredi 9 septembre, je lis, tôt matin : « Ce midi nous allons manger au (je préfère taire le nom du restaurant). Mon entrée est rachitique quand je la compare à celle de mes voisins de table. Je ne dis rien. Mon plat (tournedos au Porto accompagné de ses légumes du marché) est innommable. La viande, que j’avais demandé saignante est calcinée, et les légumes ont dû marcher vraiment trop longtemps avant de venir dans mon assiette : ils sont visiblement épuisés. Devant l’arrogance de la serveuse, je perds mon self contrôle légendaire. Je vais voir le patron et lui renverse mon tournedos au Porto sur le crâne. » Bien sûr, ce mercredi nous allons au restaurant. Mon entrée est délicieuse, copieuse, parfaite. Quant à mon tournedos au Porto, il est parfait lui aussi. Cuisson souveraine, légumes d’une fraîcheur irréprochable. Mais ce qui est écrit est écrit. Je me lève et fiche mon assiette sur le crâne du patron. Qui ne comprend pas ce qui lui arrive ! Et qui nous expulse sans ménagement de son restaurant, non sans avoir pris la peine d’appeler la police avant. Police qui me cueille sur le trottoir, juste à la sortie du restaurant. Quelle aventure, nous en rions encore. Enfin, j’en ris encore. Après deux ou trois tours de cet acabit, ma femme a préféré jeter l’éponge et voir si sous d’autres cieux le soleil était plus chaud…

    L’autre matin je me lève et je lis : « Durand est un con. Il a bien mérité la beigne que je lui ai administrée devant tout le monde. » Durand c’est mon chef de service. Je n’avais aucune raison d’aller le voir dans son bureau. Mais ce qui est écrit est écrit. Je suis monté, je suis entré dans son bureau sans frapper. Il était en réunion, avec quelques huiles venues de Paris. Je ne me démonte pas, je me dirige droit vers lui, et avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, je lui donne une gifle magistrale, percutante, sonore. Une vraie gifle de cinéma. Il était sans voix Durand, il ne comprenait pas ! Ce qui est écrit est écrit, et la gifle était écrite dans mon journal.

    Deux jours plus tard, commission de discipline, faute lourde, j’étais viré sans préavis et sans indemnités. Sans compter la plainte au pénal que Durand avait déposée.

     

    Bah, la justice je commençais à connaître. Eux aussi commençaient à me connaître à cause de diverses petites peccadilles. Ma défense allait être simple et j’avais refusé le conseil d’un avocat. La gifle était écrite, il me fallait la donner, n’importe quel juge comprendrait ça.

    Le jour où je devais passer au tribunal, je me suis levé impatient de lire ce que j’avais écrit la veille sur cette journée cruciale. Voici ce que j’ai découvert : « Je me suis départi de mon calme habituel devant ce petit juge qui me regardait de haut. Il a fait semblant de ne pas comprendre qu’une chose écrite se devait d’être exécutée. Je l’ai traité de Tartuffe, d’incompétent, de honte de la République. Pour faire bon poids j’ai rajouté quelques cinglantes insultes soigneusement choisies. » Le petit juge n’a pas aimé. Il m’a condamné à une lourde peine, à savoir plusieurs milliers d’euros de dommage et intérêts pour Durand ainsi qu’aux dépens. Pour les outrages il m’a assuré qu’on se reverrait bientôt.

    On s’est effectivement revus, mais pour une autre affaire.

     

    Depuis plusieurs mois mon bailleur me réclamait des loyers impayés. Cet Harpagon semble ne pas comprendre que sans travail et donc sans revenus, il est malaisé de s’acquitter de telles dettes. Et, en me levant un matin je lis ceci dans mon journal : « Aujourd’hui j’ai fait une chose dont je ne me serai pas cru capable. J’ai attaqué une banque ! J’en suis ressorti après quelques minutes, soulagé, enfin, de tous mes problèmes de trésorerie » Attaquer une banque, ai-je pensé, je ne me sens pas taillé pour ça. Mais ce qui est écrit est écrit. Alors je ne me suis pas dégonflé, j’y suis allé, avec un pistolet en plastique que mon petit cousin avait oublié à la maison. C’était comme dans les films ! Je suis entré, j’ai sorti mon pistolet en plastique, et j’ai crié « Les mains en l’air, ceci est un hold-up ! » Des gens ont crié, une femme s’est évanouie… Comme dans les films !

    Je suis ressorti au bout de quelques minutes, porté manu militari par les deux gros bras de la sécurité. Ils m’ont jeté sur le trottoir, un des deux gros bras a pesé de tout son poids sur mon dos en attendant que la police m’embarque, sans ménagement elle non plus.

    La suite, vous la devinez. Garde à vue, détention provisoire, cour d’assises, quinze ans de réclusion…

    Depuis que je suis en prison tenir mon journal ne me passionne plus guère. Ici toutes les journées sont identiques. Savoir à quoi va ressembler celle qui m’attend n’a rien de réjouissant.

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

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