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Par Pierre M le 15 Novembre 2016 à 05:59
L'écrivain est un homme de tradition, c'est bien connu. Ô, j'en entends déjà certains parmi vous protester. Comment ça, l'écrivain un homme de tradition ? Mais c'est tout le contraire ! L'écrivain est l'homme de l'avenir, c'est un révolutionnaire. Les traditions il les bouscule, il les jette aux orties, c'est un empêcheur de tourner en rond ! Calmez-vous, nous sommes d'accord. L'écrivain est tout cela. C'est sur lui qu'il faut compter quand une société veut aller de l'avant, il est celui qui dérange les consciences, les secoue. Il est celui qui dénonce, rend compte. Il est le témoin du présent, l'inventeur du futur.
Il n'en demeure pas moins, ne vous déplaise, un homme de tradition. J’en veux pour preuve qu'il aime les anciens. Il lit les classiques, les vénère parfois. Les auteurs des siècles passés l'inspirent, il n’a pas peur d’ouvrir un livre de Chrétien de Troyes, il s’extasie sur la poésie de François Villon. En règle générale il aime se retourner sur le passé, pour comprendre, étudier, intégrer les grands textes du temps jadis. Il aime aussi se retourner sur son propre passé. Sur son enfance. Les souvenirs d’enfance et autres témoignages d’époques révolues fleurissent dans les rayons des librairies. Des petites choses sans prétention que les lecteurs aiment à compulser, l’enfance des autres renvoyant nécessairement à sa propre jeunesse. Il n’est pas rare que l’écrivain fasse remonter son désir d’écrire à sa plus tendre enfance. Une maison familiale perdue dans la nature où l’on se réunissait pour les vacances peut en être la source. Les histoires merveilleuses que contait un grand-père fantasque également. Quel écrivain n'a rêvé, un jour, d'écrire comme le plus grand de ses pairs ?
En homme de tradition, donc, l'écrivain est assez souvent affligé de rituels. Rituels d'écriture, s'entend. Tel écrivain que je connais ne saurait écrire s'il ne se lève bien avant le jour. Il a besoin du calme matutinal pour coucher sur la feuille le fruit de ses pérégrinations nocturnes. Tel autre est incapable de s'asseoir à son bureau s'il n'a auparavant effectué une ou deux heures de marche le long de la grève. Il a ses heures, l'écrivain. Ses heures bénéfiques. Ses heures prolifiques. Que ces heures soient celles du petit matin, celles du milieu de la nuit ou, au contraire, celles de la pleine journée. Certains ne trouvent l'inspiration que dans le calme le plus absolu. Un chant d'oiseau suffit à leur faire perdre le fil. D'autres affectionnent les lieux de passage. Bistrots bondés, halls de gare par jour de grand départ, jardin public un samedi d'été. Le brouhaha des conversations, loin de les désorienter, stimule leur créativité.
On ne compte plus les innombrables petites manies qui sont le lot des écrivains. Tel stylo plume est indispensable à l'un tandis que l'autre serait bien en peine de se séparer de son feutre pointe fine dernière génération. Je connais des écrivains qui seraient perturbés de ne pas avoir à portée de main leur boisson favorite. Pour l'un il s'agira de café, pour l’autre de thé brûlant, pour le troisième d'un verre de Bordeaux... Ils sont rares aujourd'hui ceux qui noircissent des pages à l'aide d'une antique Underwood. Mais les claviers sont indispensables à plus d'un. Pour celles et ceux qui préfèrent le papier à l'écriture dématérialisée les petites manies sont là aussi foison. Cahier d'écolier pour l'un (petits carreaux, grands carreaux, petit format, grand format, avec marge, sans marge...), feuilles volantes pour l'autre (blanches ou de couleur, interlignées ou non, écrites sur le recto uniquement ou sur le recto verso, carnet à spirale, sans spirale, bloc-notes... Dire ici les exigences de chaque écrivain reviendrait à faire l'inventaire d'une papeterie bien achalandée.
Au final, ces petits rituels innocents ne portent préjudice à personne. Je suggère que l'on cesse de se gausser des écrivains pour leurs petites manies d'écriture.
Il est vrai que quelques-uns parmi eux ont des rituels pour le moins surprenants. Je pense à un écrivain en particulier qui m'a avoué être incapable d'écrire une seule ligne sans avoir d'abord passé deux bonnes heures à table. Afin d'y dévorer un festin digne de Gargantua. Festin arrosé comme il se doit de force grands crus. Avoir l'estomac plein de poulardes dodues, foies gras, cassoulet de Castelnaudary, rôtis, gibiers en sauce et autres épaules d'agneaux de près salés est pour lui une condition liminaire à l'écriture. Heureusement le bougre connaît un certain succès, ses livres se vendent bien. Celui-là devra attendre une baisse de popularité pour enfin se mettre au régime. Régime, soit dit en passant, qui lui ferait le plus grand bien. Il y a quelques années j'ai rencontré un écrivain qui trempait ses pieds nus dans une bassine d'eau froide avant de s'asseoir à sa table de travail. Une vilaine table bancale qu'il avait posée devant sa fenêtre. Fenêtre qu'il laissait ouverte, hiver comme été. Il n'envisageait pas de pouvoir créer sans s'imposer ces conditions pour le moins spartiates. Une pneumonie récidivante héritée d'un hiver un peu plus rigoureux que les autres lui a interdit l'écriture pour le restant de sa vie. Depuis il erre comme une âme en peine, hante les couloirs de salons littéraires et passe des journées entières à attendre on ne sait trop quoi, assis sur une banquette de la médiathèque de son quartier.
J'allais oublier ! Qu'il était drôle celui-là ! Quand il se préparait à écrire, il glissait dans sa chaîne hi-fi « Le Messie » de Händel. Il l'écoutait en boucle, en ayant pris soin de monter le son au maximum. J'ai eu entre les mains quelques uns des feuillets qu'il noircissait à l'aide d'un stylo bille des plus basiques qu'il soit. Il écrivait au rythme de la musique. Son écriture s'envolait parfois pour prendre des proportions hors norme avant de se transformer en pattes de mouches. J'imaginais un decrescendo... Il biffait des passages entiers avec des gestes larges. Des gestes de chef d'orchestre ! Il m'amusait beaucoup. Ses voisins le trouvaient moins drôle. D'autant moins que la lubie d'écrire lui survenait à l'improviste. À midi comme à minuit. Au cœur de l'après-midi comme au plus profond de la nuit. À l'aube comme au crépuscule. Après trois déménagements consécutifs à des pétitions de voisins en colère, je lui ai glissé l'idée d'acquérir un casque. Il m'a regardé avec de grands yeux étonnés avant de me dire, un peu outré : « La musique c'est comme l'écriture. Elle doit rester libre. Rebondir sur les murs, les meubles, les bibelots, les gens. Tu me vois l'enfermer dans un casque ? Quelle ineptie. Et pourquoi ne pas imaginer des livres en conserve ? » Que répondre à cela... Rien ! Je n'ai rien trouvé à lui répondre...
Après tout, chacun à ses petits rituels...
©Pierre Mangin 2016
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