• Des Coups j'en ai donné beaucoup

     

    Longtemps, j’ai cru être quelqu’un d’important. Mon chemin dans la vie, je l’avais forgé à grands coups d’épaule.

    J’étais parti de rien comme on dit. Mon père était berger. Je le voyais partir chaque matin devant son troupeau, revenir chaque après-midi le visage ceint d’un sourire béat un peu stupide. Il n’avait qu’un rêve : que je marche dans ses pas, que je reprenne le troupeau et que j’apprenne le secret de la fabrication de ces Pélardons que les restaurateurs de la ville s’arrachaient.

    Ma mère, je la voyais dans l’ombre de mon père. Toujours occupée à une tache qu’exigeait la tenue du mas. Elle n’avait qu’un rêve : que je rencontre une gentille fille du pays et que je devienne à mon tour le maître de cette petite exploitation d’un autre temps perchée sur les monts de Lozère.

    Leurs rêves n’étaient pas mes rêves.

    À l’école je me suis battu avec tous ceux que mon parler mâtiné de patois cévenol amusait.

    Au collège je me suis battu avec tous ceux qui me traitaient de bouseux.

    Au lycée je me suis battu avec tous ceux qui épataient les filles avec leurs jolis vêtements, leurs mobylettes rutilantes et leur argent de poche.

    Des coups j’en ai reçu. J’en ai aussi donné beaucoup.

    Le bac en poche je me suis fait embaucher au journal local.

    Pendant des années les journalistes en place m’ont traité avec mépris. Je n’étais que le petit grouillot, corvéable à merci. Pour m’humilier on me donna le titre de responsable de la machine à café, puis de la photocopieuse.

    Enfin on me confia la rubrique des chiens écrasés. Les journalistes, les vrais, ceux qui se rendaient aux conférences de rédaction en prenant des airs inspirés, continuaient de me snober.

    Des coups j’en ai reçu. J’en ai aussi donné beaucoup.

    Tel un renard à l’affût, j’ai attendu le moment favorable. Il est arrivé par un bel été. Le ministre de l’Intérieur faisait l’honneur à notre préfecture d’une visite impromptue. La moitié des rédacteurs était en vacances. La plus grande plume du journal était en déplacement à l’autre bout de la France. On m’envoya.

    Je ne me contentai pas de couvrir l’événement. Au forcing j’obtins de notre ministre un entretien en tête-à-tête. De la concurrence, je fus le seul… Dix minutes, pas davantage. Suffisant pour frapper fort et écrire un article remarqué.

    J’étais lancé… Nommé rédacteur au service politique. Ceux qui ne me voyaient pas se mire à me saluer, à me taper sur l’épaule, j’étais devenu leur vieux camarade. J’avais envie de me battre avec tous ceux qui m’avaient snobé.

    Quand je fus nommé rédacteur en chef, les mêmes devinrent obséquieux. Et quand je fus propulsé responsable du service je m’empressai de le réorganiser afin d’évincer quelques têtes.

    Beaucoup de chance dans les affaires, un peu d’intelligence en bourse, je commençais enfin à construire ma vie. Quelques années plus tard, quand le journal a traversé une crise financière d’importance, j’entrepris de devenir actionnaire principal. Et je réussis.

    Je continuais de me battre. Il fallait sauver le journal, restructurer, licencier. Je le fis sans état d’âme.

    Aujourd’hui je suis devenu quelqu’un. Tout le monde me donne du Monsieur. Quand il me voit arriver, mon chauffeur s’empresse de m’ouvrir la portière. À coups d’épaule j’ai bâti un empire financier. Je suis à la tête de sept journaux, dont quatre nationaux, de deux chaînes de télévision et de trois stations de radio. Ma voix compte. Dans les plus hautes sphères du pouvoir on a des égards pour moi.

    Des coups j’en ai reçu. J’en ai aussi donné beaucoup. Aujourd’hui je suis parvenu.

    Mes parents sont morts depuis longtemps. Je n’ai jamais eu beaucoup le temps d’aller les voir quand ils étaient vieillissants. J’étais si occupé, j’étais quelqu’un d’important…

    Je sais que mon père se désolait d’avoir dû vendre son troupeau. Aussi qu’il se désespérait de voir les ronces et les bouscasses envahir la châtaigneraie.

    Ma mère, je sais qu’elle s’attristait que je n’ai pas rencontré une gentille fille pour m’accompagner dans la vie.

    J’avais si peu de temps… J’étais quelqu’un d’important…

    Je suis retourné au mas. Voir le toit crevé de la chèvrerie a été un coup de poignard dans mon cœur. Les bancels, si bien entretenues par ma mère, étaient envahies de mauvaises herbes. Plus aucun légume n’y poussait, plusieurs murets de pierres sèches étaient éventrés. La bonne terre saignait par ces plaies ouvertes.

    Je me suis assis sur un rocher. J’ai regardé le soleil se coucher. Le ciel s’iriser d’ocres, de carmins. L’ombre des montagnes s’allonger. J’ai vu la nuit s’illuminer de mille étoiles anonymes.

    J’ai senti une première larme rouler sur ma joue. Puis une seconde. Et beaucoup d’autres…

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

    Bancels : terrasses en pierres sèches qui retiennent la terre et permettent la culture.

    Bouscasses : repousses de châtaigniers aux troncs très droits.

     

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