• Journal intime

     

    (Image : kie-ker de Pixabay)

              Six heures du soir. J’aime cette heure. Ce n’est plus la pleine journée, ce n’est pas encore tout à fait le soir. Une heure indécise, à l’image de mon état d’esprit. Une heure entre deux temps. Un temps pas tout à fait mort, un autre qui s’éveille.

               J’ai toujours eu une attirance pour l’incertain, l’inachevé, l'à-peu-près. Enfant je rendais à mes professeurs des devoirs qu'ils jugeaient incomplets. Mon raisonnement n'était pas abouti, disaient-ils, ma réflexion inachevée. Leur jugement unanime, la manière qu'ils avaient de s'exprimer d'une seule voix lors des conseils de classe me déroutaient. Comment pouvait-on émettre un avis aussi universel sur un élève, me disais-je alors ? Cela me semblait consternant et un peu angoissant !

     

               Aujourd'hui plus aucun professeur ne juge mes devoirs à l'emporte-pièce. Il y a belle lurette que je ne planche plus sur des pensums d'école ! Aujourd'hui, quand je prends la plume, c'est pour noter quelques lignes dans ce qu’il est convenu d'appeler un journal intime. Je dis bien convenu, car en réalité il n'a de journal que le nom. Un journal consigne des faits, analyse des événements. Je n'y couche que des impressions, des pensées fugaces, des réflexions confuses. Je n’analyse rien, me contente de noter la beauté d'un ciel d'hiver, le plaisir que j'ai eu à lire quelques pages d'un auteur que j'affectionne, ou la senteur parfumée des premières fraises du jardin. Quant à l'intimité, un journal intime l'est-il véritablement ? Celui qui l'écrit ne se doute-t-il pas qu'un jour ou l'autre quelqu'un d'autre que lui le lira ? Je sais que, ma mort venue, mes enfants finiront par découvrir le mien. Ils le liront. Les enfants vident les maisons de leurs parents décédés et accèdent ainsi à leurs secrets. J'ai lu le journal de ma mère, il n'y a aucune raison que mes enfants ne lisent pas le mien. Ils le conserveront comme un bien précieux, dernière trace, Ô combien personnelle, de mon passage sur Terre. Peut-être espéreront-ils découvrir entre ses pages un ultime message de ma part. Il est probable qu'ils éprouveront quelque déception… J'imagine qu'ils se chercheront. Et qu'ils trouveront que je ne parle pas beaucoup d'eux. Que je ne parle pas non plus beaucoup de leurs propres enfants, mes petits enfants. Comprendront-ils que je les aime, que je les ai toujours aimés, petits et grands, mais qu'ils ne sont pas l'essence de ma vie ? Comprendront-ils que je n'ouvre pas chaque jour ou presque mon journal pour y noter nos rencontres, les repas que nous prenons parfois ensemble, les progrès de mes petits enfants et toutes les autres petites aventures familiales ?

               Peut-être le comprendront-ils, peut-être ne le comprendront-ils pas. Ils accéderont à ma vérité sur l’existence ou tireront des conclusions hâtives. Ce sera leur problème, en aucun cas le mien, et pour cause puisque je ne serai plus là !

     

               Hier je n’ai écrit qu’une phrase : « Aujourd’hui j’ai cueilli la première tomate du jardin. » Pour moi l’événement dépassait en importance toutes les autres péripéties de la journée. Chaque année je ressens le même émerveillement. Après des semaines d’effort, de soins quotidiens, d’arrosage, d’angoisse face aux attaques de la maladie, d’espoir devant les fleurs qui éclosent, d’attente devant les petits fruits qui grossissent lentement ; après des semaines d’effort la première tomate est prête à cueillir. « Aujourd’hui j’ai cueilli la première tomate du jardin. » Ai-je besoin d’écrire qu’elle était lourde dans ma main, que sa chair était ferme, qu’en la coupant son parfum a envahi la cuisine, que je l’ai coupée en tranches fines, aromatisée d’un filet d’huile d’olive, d’un soupçon de fleur de Guérande et d’un tour de moulin à poivre ? Qu’une fois à table j’ai dégusté un festin de roi, digne des plus grands restaurants étoilés ? Ai-je besoin d’écrire les saveurs qui éclatent en feu d’artifice dans ma bouche, la joie de manger le fruit de mon travail, la fierté ? « Aujourd’hui j’ai cueilli la première tomate du jardin. » Cela suffit, tout est dit, pas besoin d’en rajouter. Au cœur de l’hiver, si je relis cette phrase, tous les plaisirs de cet instant magique me reviennent à l’esprit.

     

               D’autres fois je suis encore plus bref. « Ce soir Muriel » m’arrive-t-il d’écrire. Muriel je l’ai rencontrée un an après le décès de ma femme. Les enfants ne la connaissent pas. C’est Muriel qui m’a redonné goût à la vie. C’est elle qui m’a persuadé que ça valait le coût de continuer. A-t-elle eu besoin de mots pour me convaincre ? Non. Sa présence a suffi, son sourire, sa main dans la mienne. Et moi j’aurais besoin de dire par le menu nos rencontres, nos rires, nos étreintes ? J’aurais besoin de dire tous ces mois où nous nous sommes apprivoisés, nos sorties, nos dîners en tête à tête, nos chastes bisous au moment de nous quitter ? Non. De même, la première nuit que nous avons partagée, j’ai simplement noté : « Cette nuit, Muriel est restée dormir. » Le reste nous appartient. Notre timidité, nos hésitations, notre bonheur aussi, ne regardent personne, et encore moins celles et ceux qui sont susceptibles de découvrir ce journal.

     

               Une autre fois j’ai noté : « Donné ce matin une assiette de lait à un chat errant. » Dit ainsi cela a peut-être l’air de rien. Mais regarder ce petit chat (il était noir et blanc, avec une petite tache blanche sur le bout du nez), regarder ce chat laper consciencieusement son lait m’a rempli de bonheur. Ma journée avait été bien remplie, j’avais fait quelque chose d’important. Quand il a eu fini son assiette de lait le petit chat est venu contre moi. Il s’est laissé caresser quelques minutes en ronronnant avant de partir. Je ne l’ai jamais revu.

     

               Après le soir vient le crépuscule. J’aime aussi ce moment. Le jour s’en va à petits pas. Indolent. Hésitant. Lui aussi se plaît dans cet à peu près. Le soleil se couche et le ciel lui-même devient hésitant. Il ne sait de quelles couleurs se parer. Rouges, jaunes, orangés… De l’autre côté, vers l’Est, ce sont les bleus qui s’assombrissent, se foncent jusqu’à devenir bleu nuit, presque noir. Comme les bouteilles d’encre renversées de notre enfance, la nuit envahie le ciel. Le soleil n’est plus qu’un souvenir, les lumières chatoyantes de son coucher, une impression. Le temps pour quelques étoiles de s’allumer, timides, vacillantes dans un premier temps, et la nuit est là, bien là. Nous avons basculé dans un autre monde.

     

               Et je devrais raconter dans mon journal alors que tout change ? Décrire par le menu mes journées quand rien ne demeure stable ? La succession des jours est à l’image de nos vies. En mouvement. Les arbres naissent, s’épanouissent, vieillissent, meurent. Leurs feuilles, leur écorce, leur bois viennent nourrir le sol, leur splendeur passée disparaît dans l’humus alors que d’autres les remplacent. Avant d’à leur tour… Que faisons-nous de plus que les arbres ? Rien. Nous nous agitons davantage, nous sommes plus bruyants et perturbons la nature qui nous entoure par nos inventions… Et moi, comme les autres, il me faudra bien un jour laisser ma place. Retourner à l’humus, à moins que je ne parte en fumée. Ce jour-là encore je n’écrirai qu’une phrase sur mon journal : « C’est fini. »

               Que dire de plus ?

    ©Pierre Mangin 2023

     

     

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