• Justin de La Frimoulle

     

    Justin de La Frimoulle

    (Image : analogicus de Pixabay)

    Rien ne prédestinait Justin de La Frimoulle à un tel destin.

    Jusqu’à passé l’âge de trente ans, il vécut la vie d’un fils de bonne famille, entendez par là un oisif considérant que travailler serait faire injure à sa position. Il jugeait le travail vulgaire, vulgaires aussi les travailleurs, et se félicitait de posséder un cœur noble pour n’être jamais tombé dans cet avilissement.

    Ses parents richissimes eurent la fâcheuse idée de mourir jeunes, laissant à leur fils unique de quoi vivre sans se priver pendant quelques cinquante ou cent mille années.

    À trente-trois ans, Justin de La Frimoulle se retrouvait à la tête de dix-sept immeubles de rapport dans les beaux quartiers, d’une usine d’agro alimentaire, de trois ateliers d’articles de luxe, de deux quotidiens nationaux et trois régionaux, d’une entreprise de BTP aux nombreuses filiales internationales, de deux restaurants étoilés, ainsi que d’un confortable matelas d’actions dans le secteur des nouvelles technologies. Chaque mois son compte en banque se gonflait de dividendes, primes d’intéressement, loyers divers, plus-values variées...

    Lui qui n’avait jamais rien fait de sa vie assistait à des conseils d’administration, en présidait d’autres, visitait l’un de ses ateliers ou son usine, rencontrait un directeur de journal, bref, il se montrait… Il aimait la déférence dont on faisait preuve à son égard, les attitudes serviles caressaient agréablement son égo. Seul bémol à sa nouvelle situation : même si les salles lambrissées des conseils d’administration se situaient loin des zones de production, il lui arrivait de croiser dans les couloirs y menant, un ouvrier, une ouvrière. Une fois même, il reconnut sans l’ombre d’un doute l’odeur aigrelette de sueur que portait avec lui un contremaître de l’entreprise de BTP. Cette promiscuité était pour Justin tout à fait embarrassante. Il donna des ordres afin que de tels incidents ne se reproduisent plus. Quand Justin de la Frimoulle se déplaçait, le petit peuple était prié de rester à sa place.

    Si l’on excepte ces désagréments, Justin de La Frimoulle était parfaitement heureux. À trente-trois ans, il était devenu un personnage important. Sa photo ornait de temps à autres les couvertures des magazines financiers.

    Il gonflait d’orgueil.

    Tout d’abord ce fut imperceptible. Une légère difficulté à attacher sa ceinture de pantalon, une gêne au niveau des pectoraux quand il boutonnait sa chemise. Il ne s’en formalisa pas outre mesure. Certainement la conséquence de ses dîners trop nombreux dans l’un de ses restaurants étoilés situé non loin de son hôtel particulier. Il pensait qu’une visite au tailleur et une attention portée à ses repas résoudraient le problème.

    La visite au tailleur s’avéra efficace. Justin en sortit ragaillardi, son costume ne le boudinait plus, son pantalon lui seyait à merveille, sa chemise cintrée épousait harmonieusement les lignes de son torse. Ce qui cependant le laissa perplexe, c’est d’avoir dû changer également de chaussures. Les siennes le blessaient, il lui fallait prendre la pointure au-dessus. Jamais il n’avait entendu dire que l’embonpoint pouvait agrandir les pieds. Pourtant, le fait était là, ses chaussures étaient devenues trop petites.

    La visite au tailleur s’avéra efficace… Pendant une petite dizaine de jours. Passé ce délai, en se regardant dans le miroir en pied de son entrée, Justin ne pouvait plus se voiler la face : les manches de son costume lui arrivaient bien au-dessus des poignets, les jambes de son pantalon laissaient à penser qu’il l’avait emprunté à son petit frère, les boutons de sa chemise baillaient et ne résisteraient guère longtemps à la pression s’exerçant sur eux, il lui fallait rajouter des trous à sa ceinture et racheter de toute urgence une paire de chaussures pour soulager ses pieds douloureux.

    L’heure était grave. Après un second passage chez son tailleur, Justin de La Frimoulle s’astreignit à un régime draconien. Fini les restaurants, qu’ils soient étoilés, gastronomiques ou traditionnels. Légumes à la vapeur, biscottes allégées, eau minérale, tels furent ses repas.

    Dans le même temps ses affaires prospéraient. La crise du logement augmentait les loyers de manière conséquente, ses deux restaurants obtenaient chacun leur troisième étoile, ses actions s’envolaient, ses quotidiens avaient anticipé avec brio le passage au numérique, les affaires de son usine et de ses ateliers se portaient au mieux.

    L’heureux milliardaire était cité en exemple de réussite à la française.

    Justin, lui, continuait à gonfler d’orgueil. Son tailleur se frottait les mains d’aise. Avoir un client comme lui était pour sa profession une manne inespérée. Il travaillait tout le jour et une bonne partie de la nuit pour lui créer des costumes toujours plus grand, plus large, plus spacieux.

    Quand Justin fut obligé de se pencher pour passer sous les portes, il s’inquiéta. Une équipe des meilleurs ouvriers de la ville investirent son hôtel particulier. Toutes les huisseries furent changées, les ouvertures élargies en hauteur comme en largeur. Le travail fut réalisé en un temps record malgré les difficultés de la tâche.

    En dépit de tous ces aménagements, la vie de Justin ne cessait de se compliquer. Le jour arriva où monter dans une voiture lui devint impossible. Pendant quelques temps il put utiliser des décapotables mais bientôt ses jambes elles-mêmes ne logeaient plus dans les habitacles des plus grands modèles.

    Le secteur du luxe connut un essor considérable. La jet-set du monde entier ne rêvait que de produits estampillés De La Frimoulle. Les revenus de Justin flambèrent.

    Et lui continuait de gonfler d’orgueil. Dans son hôtel particulier il étouffait chaque jour un peu plus. Les murs semblaient rétrécir alors que c’était lui qui augmentait jusqu’à l’inconséquence. Il était un géant aux joues rebondies, au ventre de femme enceinte, aux pieds innommables, aux jambes sylvestres, aux bras hypertrophiés. Un Gargantua au regard triste se nourrissant de légumes bouillis. Quand il marchait dans la rue il créait la panique dans les étages supérieurs dont les occupants voyaient surgir une tête énorme à leur fenêtre.

     

    ©Pierre Mangin 2021

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