• Justin de la Frimoulle (Partie 3 et fin)

     

    Justin de la Frimoulle (Partie 3 et fin)

    Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Le garçonnet, assis sur une de ses épaules, guida Justin jusque la ferme. Ses parents ne furent pas un peu surpris de le voir revenir accompagné d’un être aussi exorbitant.

     Après qu’en quelques mots il eut raconté sa triste histoire, on proposa à Justin de rester à la ferme. Le couple était unanime :

     — Il ne sera pas dit, clamait l’homme, qu’on laisse un homme dormir dans la forêt, fut-il un géant !

     — Et puis à la ferme on a de quoi nourrir une bouche de plus, renchérissait la femme. Fut-ce une bouche de géant.

     On installa le milliardaire dans une des granges. Les foins n’étaient pas encore rentrés, il y avait de la place. En effet, une fois allongé, la tête sur quelques balles de l’an passé, seuls les pieds de Justin dépassaient de l’abri.

     Ses journées à la ferme, Justin les passait à aider comme il pouvait. Il n’avait pas son pareil pour repérer au loin une vache égarée. Il passait aussi du temps avec le garçonnet ravi de s’être trouvé un ami. Un jour qu’il avait rangé vingt stères de bois le long d’un des murs de la grange, Justin se trouva le soir dans un état inconnu. Il ressentait des douleurs un peu partout dans le corps, ses mains s’ornaient de curieuses petites protubérances qui lançaient des éclairs de feu dans ses paumes, et une fatigue comme il n’en avait jamais connu l’envahissait.

     — C’est le travail lui affirma la femme en éclatant de rire. Vous n’êtes pas habitué ! Dans deux jours ça ira mieux.

     — Le travail c’est donc ça ? demanda Justin. Toutes celles et ceux qui travaillent pour moi vivent la même chose ?

     — À peu de choses près, oui, il y a des chances.

     Justin était catastrophé en imaginant toutes ces femmes, tous ces hommes qui œuvraient sans geindre à conforter sa propre fortune. Bien sûr, il les payait. Si peu au regard de tant de souffrances…

     Jour après jour Justin s’investissait davantage dans le travail de la ferme. Ses paluches immenses n’avaient pas leurs pareilles pour balayer la cour, transporter les sacs de grains ou retourner le fumier. À la fin de la journée ses mains noires de crasse il devait les tremper dans l’étang de l’autre côté de la route pour les nettoyer. Il oubliait ses douleurs, oubliait ses ampoules, oubliait sa sueur qui souvent pointait sous ses aisselles et sur son dos. Cette activité physique lui apportait une sérénité d’esprit dont il avait tant besoin. Il y avait de la joie aussi à partager l’effort avec ses gens qui l’avaient accueilli sans lui poser de questions, sans le juger, ni sur son allure, ni sur son passé d’exploiteur.

     La décrue s’amorça un jour de juin. Elle fut la bienvenue car l’époque des foins avait débuté et Justin commençait à se trouver à l’étroit dans sa grange. D’abord ce fut infime. Presque imperceptible. Un pantalon à la taille un peu lâche, une chemise qui flotte un peu. Puis il marcha sur ses jambes de pantalon et ses mains disparurent dans ses manches de chemises.

     Habille couturière, la femme s’occupait de lui réajuster au mieux ses braies.

     Début Juillet Justin avait retrouvé une taille à peu près normale. Il dormait désormais dans un vrai lit, dans la chambre du garçonnet. Tous deux parlaient jusque tard dans la nuit.

     Enfin l’heure du départ sonna. Un matin, après la traite des vaches, Justin salua longuement l’homme, embrassa la femme. Il les remercia pour tout ce qu’ils avaient fait pour lui. Il donna une tape virile sur l’épaule du grand frère, et pris le garçonnet dans ses bras pour le monter au niveau de son visage. Ce qu’il lui dit alors restât entre eux.

     Et il partit. Il retrouva sans joie son usine, ses ateliers, ses conseils d’administration, ses comptes rendus boursiers. Il retrouva aussi son tailleur, car sa diminution semblait ne pas vouloir en finir. Il rétrécissait, rapetissait, devenait chaque jour plus léger malgré le bon appétit dont il faisait preuve. Il changea les statuts de l’usine, augmentât de manière conséquente les salaires et intéressa les salariés aux bénéfices. Les actionnaires cherchèrent à le faire interner. Ses ateliers d’articles de luxe il les confia tous les trois à un comité composé d’ouvrières et d’ouvrières. Il en profita pour distribuer ses actions à celles et ceux qui travaillaient dur pour atteindre l’excellence. Dans ses immeubles il s’arrangea pour que la moitié des appartements soient réservés à des familles modestes, de préférence issus de quartiers défavorisés. Les locataires réunis en association de défense cherchèrent à faire annuler ces dispositions. En vain. Afin que tout un chacun puisse aller y manger, il adapta les tarifs des cartes de ses restaurants en fonction des revenus de la clientèle. Ses parts dans ses quotidiens il les donna aux journalistes. Charge à eux de diriger leurs journaux respectifs. Son hôtel particulier il l’offrit au comité Emmaüs de la ville. Maintenant qu’il mesurait moins d’un mètre, ses pièces décidément trop vastes seraient plus utiles aux compagnons qu’à lui-même. Les revues spécialisées le traitèrent de pyromane de la finance. Les associations caritatives louèrent le nouveau prophète du partage et du vivre ensemble.

     Dans les jardins publics les enfants le prenaient pour un des leurs. Seul son visage gardait trace de son âge.

     Il continuait de rétrécir.

     Quand il eut atteint trente centimètres, que son tailleur râlait, disant qu’il n’avait pas choisi ce métier pour créer des habits de poupée, que lors des conseils d’administration c’est lui qui était obligé de se jucher sur un escabeau et que se promener en ville était devenu dangereux, il décida de partir.

     Il retrouva la forêt où il vécut la vie de lutin, jamais en reste de quelque bonne farce. Une belle girolle lui suffisait pour son repas du midi quand un gros cèpe lui durait trois jours. La nuit il partageait dans un grand frêne le trou d’un écureuil dépressif. Ensemble, le milliardaire sans fortune et le petit rongeur soignaient leurs maux.

     Dès qu’il le pouvait le garçonnet venait partager la solitude de Justin. D’être devenu le géant en présence de son ami ne cessait de réjouir l’enfant. Car oui, c’était lui désormais, le garçonnet, qui montait Justin sur son épaule. Tous deux riaient beaucoup et inventaient des tours pendables. Tours dont parfois le grand frère était la cible…

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

     

     

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