• L'Heure de rendre des Comptes

     

    Pour Gaston l’heure était venue de rendre des comptes.

    Lui qui, sa vie durant, avait consacré toute son énergie à demeurer vivant, s’était retrouvé un peu désemparé après être mort d’ennui. Ainsi avait-il erré quelques jours dans les limbes, survolant son corps sans vie, essayant vainement de le réintégrer.

    Par curiosité il avait assisté à son enterrement. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’y avait pas foule ! Le docteur Horace Bref était présent : il avait tenu à saluer une dernière fois son plus fidèle patient. Dans l’assemblée clairsemée composée de son frère, d’un représentant de l’hôpital des Charmilles, d’un ou deux voisins et de quelques autres personnes amatrices d’enterrement, seule une femme semblait ressentir du chagrin. Habillée de noir elle tenait à la main un mouchoir en papier dont elle se servait pour essuyer des larmes qui semblaient ne jamais devoir tarir. Intrigué, Gaston se rapprocha d’elle. Entre deux sanglots il reconnut Jeanne, la jeune femme du service comptabilité qui était éperdument amoureux de lui. Enfin jeune… Ça c’était avant. À l’époque où lui aussi était jeune. Maintenant il était mort, et Jeanne, après de telles émotions risquait bien de suivre son chemin. Malgré son insistance, malgré ses avances, malgré l’intérêt jamais démenti qu’elle lui portait, Gaston l’avait toujours éconduit, ne lui laissant aucun espoir, la rabrouant quand elle se montrait par trop insistante. Jeanne avait continué de l’aimer, aujourd’hui elle pleurait. Gaston en était un peu ébranlé.

    Une fois son corps mis en terre (la cérémonie fut courte, les officiants s’ennuyaient), Gaston n’avait plus aucune raison de rester dans les limbes.

    Lui qui pour unique promenade effectuait le tour de son pâté de maisons pour n’avoir à prendre le risque de traverser, s’apprêta pour le grand voyage. Celui qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie. Enfin, dans sa mort.

    Pour une fois dans sa vie (si on peut dire), il abaissa sa garde et se laissa entraîner sans résister. Il se sentit monter, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Le cimetière rapetissa au point de ne devenir qu’un point au milieu des champs, puis ce fut la terre qui devint aussi menue qu’une balle de ping-pong. Parfois des âmes (âmes, esprits, consciences… Gaston ne savait comment les nommer) le doublaient en le saluant joyeusement. Gaston se contentait d’un petit hochement de tête : il ne goûtait guère la convivialité.

    Enfin il arriva devant une immense porte finement sculptée. Un homme se tenait devant et guettait les arrivants. Gaston pensa qu’il devait s’agir de Saint-Pierre. Il se mit dans la fille d’attente, en prenant soin de garder ses distances avec celui de devant : il n’avait aucune certitude quant à l’abandon des gestes barrières dans l’au-delà. Saint-Pierre vérifiait l’identité des arrivants et ouvrait grand la porte en leur souhaitant la bienvenue. Quand ce fut son tour il indiqua à Gaston une petite porte dérobée :

    — Entre par ici. Tu trouveras une salle d’attente. On va venir te chercher pour examiner ton cas.

    Gaston voulut protester. Hélas, le saint portier avait bien trop d’ouvrage pour lui en laisser le temps.

    La salle d’attente était sombre. Les chaises disposées le long des murs étaient toutes occupées. Toutes sauf une. Gaston s’assit à côté d’un type à la mine patibulaire si corpulent que ses fesses flasques débordaient de chaque côté de l’assise. Gaston se fit tout petit et posa ses propres fesses en bout de chaise. Le patibulaire reniflait bruyamment. Gaston se lamentait de n’avoir pas de masque pour se protéger. Avant de se souvenir qu’il était mort et qu’au fond une contamination n’aurait que peu de conséquences. Par désœuvrement il regarda les visages autour de lui. Des femmes et des hommes à l’air fourbe, au regard vicieux, aux lèvres suintant la méchanceté. Si c’est ça l’antichambre du paradis, ce que je regrette d’être mort, se dit l’homme qui ne voulait pas mourir.

    Après un temps qui lui sembla interminable, il entendit enfin son nom grésiller dans le petit haut-parleur accroché au-dessus de la porte.

    Un tribunal au complet l’attendait dans une pièce aux dimensions considérables.

    L’Éphémère en personne le présidait. Gaston le reconnut aussitôt. Il était sans cesse à se métamorphoser. Un instant il était rose écarlate. Les pétales qu’il perdait se transformaient en oiseaux multicolores avant de toucher le sol, emplissant l’espace d’une musique polyphonique. Puis il devenait lever de soleil, arbrisseau, vent tiède, ondée, nuage, ciel étoilé, ressac, source d’eau claire, et même éclair de tonnerre, orage dévastateur. Mais ça c’était quand il était en colère. Heureusement sa colère, comme son chagrin, ne duraient jamais. À ses côtés de nombreux assesseurs. Gaston reconnut une herbe folle, un gland à peine éclos, une symphonie inachevée, un ver à soie, une pomme trop mûre, du terreau à l’odeur d’humus et bien d’autres encore.

    L’Éphémère, qui était alors un épi de blé ployant sous le poids de ses grains, prit la parole :

    — Alors Gaston, tu es venu nous voir bien avant ton heure. Peut-on savoir pourquoi ?

    — Je ne comprends pas ! En arrivant Saint-Pierre m’a dit qu’on allait examiner mon cas. C’est incompréhensible, sûrement une erreur.

    — Saint-Pierre ?

    — Ben oui, le portier !

    L’Éphémère, une libellule aux ailes translucides, était secoué de rire. Et tous ses assesseurs également.

    — Saint-Pierre ! Tu as vu Saint-Pierre ! Ah, tu es trop drôle Gaston !

    Drôle, Gaston ne l’avait jamais été. Il se méfiait du rire, susceptible de provoquer des fausses routes et étouffer celui qui en était atteint.

    — Mais bougre d’âne, reprit l’Éphémère, ne comprends-tu pas que tu as vu Saint-Pierre parce que tu crois en lui ? Penses-tu qu’un Indien Cherokee voit le même portier que toi ? Et un Lapon ? Imagines-tu qu’il voit Saint-Pierre ?

    L’Éphémère s’habilla d’un habit de feu.

    — Assez plaisanté ! Qu’as-tu fait pour mériter la vie ? Rien, voilà la vérité !

    — Mais, protesta Gaston, j’ai tout fait, tout fait pour vivre. J’ai fait attention, tous les jours, à tout.

    — Tu n’as rien fait pour vivre, tu as tout fait pour ne pas mourir. Nuance…

    — Je méritais de vivre, je me suis toujours bien comporté, je n’ai fait de mal à personne !

    — En es-tu si sûr ? Et Jeanne ?

    — Jeanne ?

    — Oui, Jeanne, elle t’aime, ne me dis pas que tu ne t’en es pas aperçu ! Pourquoi l’as-tu toujours repoussée, alors qu’en examinant ton cœur tu aurais compris que toi aussi tu l’aimais ?

    — Mais, si après on ne s’aimait plus ? Si après on se lassait, pour finir par se disputer, comme tant de couples ? Quels chagrins en perspective, quel stress, tout ça est mauvais pour la santé !

    — Un chagrin d’amour vaut mieux que pas d’amour, tu aurais dû le savoir ! Et puis arrête avec tes mais, tu nous exaspères ! Jeanne te pleure, ingrat !

    Un tourbillon enleva tous les assesseurs de leur place. Au centre, l’Éphémère, un têtard à grosse tête ovale, dirigeait les conciliabules.

    Enfin le vent tournant cessa, l’Éphémère, transformé en fougueux cheval, reprit sa place au-dessus de ses nombreux assesseurs. Il prit la parole d’une voix forte :

    — Gaston, nous sommes tombés d’accord à l’unanimité. Tu ne voulais pas mourir ? Soit, nous te renvoyons sur Terre. Mais attention, pas en tant que ce Gaston d’un ennui mortel. Non, en tant qu’esprit. Tu erreras aussi longtemps que nous le jugerons bon, à la recherche de tes semblables, à la recherche de ces falots incapables de saisir la beauté et la force de la vie. Tu es chargé de les remettre dans le bon chemin, de les déciller, de les distraire si besoin. Tu consoleras l’enfant malheureux, délieras la langue du taiseux, amuseras la femme en chagrin.

    — Mais, si je ne suis qu’un esprit, comment je ferais ?

    — Je t’ai dit d’arrêter avec tes mais ! Redescends sur terre et tu verras qu’un esprit peut beaucoup. À toi de faire tes preuves maintenant.

    C’est ainsi que Gaston retrouva Jeanne. Sans que jamais celle-ci ne devine que celui qui déposait sur son chemin des signes d’encouragement, des signes éphémères qu’elle percevait cependant, c’était son Gaston. Elle retrouva le sourire, pensa à son amoureux avec un brin de nostalgie, regrettant cette histoire ratée sans pour autant se lamenter. Elle se disait qu’il n’était pas trop tard pour rencontrer un autre Gaston, pas trop tard pour prendre sa part de bonheur.

    Gaston, lui, continua d’errer de bourgs en villages, de villages en villes, de maison en maison à la recherche des tristes à la vie aussi ennuyeuse que la sienne. Il semait d’infimes graines de joie, de désir, d’insouciance et biens d’autres encore.

    Jusqu’au jour, où, fatigué de ses errances, il s’allongea au beau milieu d’un bois. Avec des feuilles mortes il se fit une couverture. Il laissa la pluie le mouiller sans s’en inquiéter. Bientôt il se métamorphosa en humus à l’odeur douceâtre. On ne sait quel oiseau laissa choir au beau milieu de cet humus un joli gland de chêne pédonculé. Mais on sait que ce gland devint un chêne immense. Des écureuils courent dans ses branches, des familles de sangliers fouillent sous sa frondaison. On dit aussi que des amoureux, à la belle saison, s’embrassent sous son ombre épaisse.

    Et même plus encore…

    L'Heure de rendre des Comptes

    ©Pierre Mangin 2023

     

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