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Les Costumes
Le poêle diffusait une douce chaleur dans la vaste pièce sommairement meublée. Le vieil homme soupira d’aise. Il aimait cette maison en pierre nichée à l’entrée de la vallée. Elle était rustique, certains diraient inconfortable, mais ses murs épais tenaient à l’écart la froidure de novembre.
Dehors le jour tombait, comme vaincu par les bourrasques furieuses.
À l’intérieur le poêle ronronnait, accompagné en sourdine par le chat au pelage soyeux dormant à ses pieds.
Par la fenêtre l’homme vit que les arbres du fond de la vallée avaient déjà revêtus leurs habits d’encre. Seuls quelques conifères, au sommet de la montagne, s’embrasaient encore aux éphémères rayons du couchant. Ils ne tarderaient pas à abandonner leurs costumes de fête pour enfiler leur cape d’invisibilité : la nuit promettait d’être noire.
Des tenues, il en avait tant porté lui aussi. Des colorés, des sombres, des joyeuses, des douloureuses…
D’un pas rendu lent par l’amoncellement des ans, l’homme se dirigea vers le fond de la pièce.
Ils étaient tous là, derrière le lourd rideau de laine bleu marine.
Jamais il ne s’était décidé à s’en débarrasser. Il les avait conservés. Tous. Pourtant il n’avait aucune envie de les enfiler à nouveau. D’ailleurs il est probable qu’aucun ne lui irait encore…
Les costumes de sa vie…
L’homme tira le rideau de son bras fatigué. Il sortit la première toilette qui lui tomba sous la main. Un minuscule short en toile, les poches déformées à force d’y avoir glissé cailloux et autres trésors dénichés au cours de ses déambulations enfantines. Une sage petite chemise à carreau accompagnait le short ainsi qu’une paire de sandalettes en cuir aux bouts usés par les shoots répétés sur les pierres des chemins. Il avait tant chéri ces années d’insouciance heureuse !
Si, à la vue des premiers effets, le visage de l’homme s’était éclairé d’un large sourire, le second accoutrement qu’il sortit lui arracha une grimace. Sa blouse d’écolier, grise, triste, comme furent tristes ces longues années vissées sur un banc de l’école. Comme il avait détesté ce rôle que certains avaient voulu lui faire jouer, celui du cancre, de l’incapable, de l’irrécupérable.
L’homme fronça les narines. Comment avait-il pu supporter cette odeur ? Il regarda mi-amusé, mi-attendri, la veste en peau de mouton. Le cuir, tanné artisanalement, continuait de dégager après tant d’années une odeur fauve. Quant à la laine elle était si épaisse qu’elle en était pratiquement inlavable ! Cette veste en peau de mouton retournée savait attirer sur elle les regards bienveillants des marginaux de tous poils tel un signe de reconnaissance. Elle rendait aussi méfiant, soupçonneux, quantité d’autres gens, bien plus nombreux que les premiers !
Sur le cintre suivant pendait un veston bariolé, ainsi que quelques cravates aux couleurs de joie et de lumière. « Les musiciens s’habillent en noir ! », lui répétait-on. Alors il contournait, rajoutait une cravate improbable, un veston qui l’était tout autant et arrivait ainsi au moment de jouer. Les maisons de retraite sont assez tristes comme ça, pas la peine d’en rajouter en venant en costume de croque-mort ou de garçon de café, grommela l’homme en reposant le cintre.
La tenue suivante, l’homme l’examina avec circonspection. C’était un habit de travail. Il se souvenait s’y sentir étriqué dedans, gêné dans ses mouvements. Il se souvenait aussi que pour l’enfiler il lui avait fallu abandonner sa veste en peau de mouton et ses pantalons bouffants. Son passé si proche, ce qui faisait son être, il lui avait fallu le dissimuler. En riant l’homme pensa que son patron aurait eu une attaque s’il avait su ! En y réfléchissant il se dit aussi qu’il n’avait pas toujours aimé ce rôle d’homme sérieux. Alors, là aussi, il trichait un peu. Rajoutait une note de folie, un brin d’insubordination. Ce bracelet en fines perles que lui avait fabriqué un enfant, il l’appelait son bracelet de vacances, mais oubliait sciemment de le retirer pour se rendre au travail. L’enfant y avait mis les perles les plus colorées, les plus lumineuses qu’il avait trouvées ! Et ses carnets aux couvertures extravagantes qui dépassaient toujours de sa poche, et sa pochette de stylos attachée à sa ceinture à la place des gants, pour noter, s’évader.
Il y avait encore derrière le rideau une collection de chemises toutes plus chamarrées les unes que les autres. Les jours de repos, elles compensaient la rigueur sévère des jours de travail !
Dehors la nuit avait envahi la vallée. L’obscurité régnait en maître. Le vieil homme referma le rideau.
Il songea sans tristesse ni peur que bientôt lui aussi s’allongerait dans la nuit. Pour l’occasion il revêtirait l’habit qu’il avait à sa naissance…
©Pierre Mangin 2024
Tags : Montagne, vie, costumes, vieillesse
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