• Mes chers Voisins (Partie 2)

     

    (Illustration : Peter H de Pixabay)

         Après ? Après je n’aime pas beaucoup raconter. Ma prime est vite partie, je n’étais pas à l'usine depuis si longtemps que ça. Sur le carreau à quarante-cinq balais, j’étais le laissé pour compte d’une économie outrageusement capitaliste. Bien sûr, j’aurais pu avoir un discours politique, me battre, clamer haut et fort à l'injustice. Je n'avais plus la force. À l’usine nous nous étions battus, tous ensemble, pendant plus d'un an. Pourquoi ? Pour qui ? Deux fois on a « fait le vingt heures », quatre ou cinq fois le journal régional. Et à la fin rien. La mort lente. L’oubli. Qui pense encore à nous ? Les journalistes sont passés à autre chose, les politiques ont des élections à préparer. Et nous on est là, sur le tapis, disloqués, dispersés, oubliés. Me battre seul, je n’avais pas la force.

          J'ai essayé de garder la tête haute. Devant les enfants qui trimaient durs pour réussir leurs examens, devant Fabienne tellement usée d’avoir élevé quatre gamins. J’ai essayé de garder la tête haute, mais ce n’est pas facile, croyez-moi. Comment expliquer que vous n’êtes plus bon à rien ? Improductif. Sur le carreau… Et toujours ce foutu froid à l'intérieur. Alors j'ai continué de boire. Avant c’était avec les copains, pour se dire on est frères. Et j’ai continué, seul. D’abord en cachette, quand les enfants n'étaient pas là, que Fabienne était dehors, aux courses ou ailleurs. Qu’espérais-je trouver ? L’ivresse du combat ? Les rêves enfouis d'un monde meilleur ? Plus juste ? Et puis je m’en suis foutu. Je vidais les bouteilles, enfants ou pas enfants, Fabienne ou pas Fabienne. C’était l'époque de nos premières disputes, les cris dans la maison d’une pièce à l’autre, les portes claquées, les pleurs de Fabienne et les gamins qui m’évitent.

          Tout ça n’a pas duré bien longtemps. Fabienne n’a plus supporté mes sautes d’humeur invraisemblables, ma dépression larvée et mon alcoolisme chronique. Le médecin a utilisé ce terme. M’a proposé une cure. Mais pour Fabienne c’était trop tard. Elle a largué les amarres. Je comprends. Ce n’était pas facile de vivre avec moi. On a vendu la maison, divorcé, payé de tous les côtés. Traites, soultes, avocats. Je me suis retrouvé criblé de dettes. Et seul. Plus rien pour me retenir. Foutue vie gâchée. À quoi bon lutter ? Une chose me tenait. Enfin je le croyais. Boire des coups, encore et encore. J’ai évité le pire, évité la rue, je ne sais pas comment. La rue… Je les voyais les types. Avant, il y a bien longtemps, c’était du temps de ma normalité, leur vue me dérangeait. Je les trouvais sales, repoussants, je refusais de leur donner une pièce. Moraliste, je me donnais bonne conscience. C’était pour ne pas encourager leur vice… La soûlographie. Et puis je me suis mis à croiser ces mêmes types. Sauf que dans leur regard je lisais le désespoir. Et aussi leur passé d’homme debout. Alors je m’asseyais avec eux pour partager une bouteille. Créer un semblant d'humanité. L’espace d’un litre faire semblant d’être vivant, de n’être pas seul. Je leur devais bien ça, j'étais presque des leurs. Il me manquait si peu pour devenir un des leurs. Et comment survivre à la rue sans boire comme un trou ? Sans se défoncer dès le matin, sans se blinder chaque nuit ?

          J'ai échappé à la rue. Par miracle. Il arrive parfois que la vie vous en offre. Mon miracle s'appelle Évelyne Delatorte, assistante sociale du RMI. Elle a su entendre ce que je n’avais jamais exprimé. Mes souffrances et mes peurs. Elle a su m’entendre mais aussi me parler. Et me convaincre de repartir au combat. Il faut parfois si peu pour se remettre en marche. Une oreille attentive, un peu d’écoute sans jugement à l'emporte-pièce… En premier il m’a fallu lutter contre ma soif inextinguible. Ma première cure s’est soldée par un échec. Trois mois plus tard j'avais repris de plus belle. Il m’a fallu en vivre une deuxième. Et pied à pied j'ai commencé à regagner le terrain abandonné, à restructurer mes friches, à gravir toutes ces marches que j'avais si rapidement dégringolées. Dix années d’abandon et d’errance ne vous laissent pas sans cicatrices. Les miennes sont douloureuses. Le plus dur peut-être, est de reconquérir une identité sociale. Parler, imaginer un avenir, retrouver le goût du travail, se réconcilier avec son humanité… Tout l'ordinaire du quotidien…

          J'ai cru ne jamais passer cet hiver. Il aura été le plus long de ma vie. Le plus sombre, le plus gris, le plus humide, le plus froid. Et aujourd’hui le printemps est là. J'ai tenu bon, je suis debout ! Je me sens aussi fragile qu’une fleur. J’ouvre mes pétales timidement, je me chauffe au soleil naissant. C’est si bon de vivre.

          Impossible d’oublier d’où je viens. D’abord mon corps buriné par les coups, prématurément usé par les excès. Et, qui me soufflent que je ne suis pas passé loin de l’exclusion, de la mort, mes chers voisins…

          De quoi ont-ils peur pour se détourner ainsi ? D'un passé contagieux ? Pensent-ils que mon histoire pourrait leur sauter au visage et venir troubler leur tranquillité ? Ils jugent sévèrement ma chute. Je voudrais leur crier « Ho Ho ! Regardez-moi, je suis debout ! Je suis debout et je marche, j'avance ! Je suis des vôtres ! » Mes chers voisins préfèrent m’ignorer. Ils ferment leurs yeux, verrouillent leurs cœurs. Mes stigmates font peur.

          Alors je subis sans broncher. Les petites brimades, les réflexions vexantes, l'ignorance imbécile… Mes chers voisins, si vous saviez comme je vous aime… Un jour peut-être vous comprendrez. Un jour peut-être vous oserez me regardez en face, au fond des yeux. Un jour peut-être vous oserez me regarder comme un homme.

     

          Mes chers voisins… Si vous saviez comme je vous haime…

     

     

     

    ©Pierre Mangin 2024

     

    Première Édition, in "Humains... Vous avez dit Humains ?" Éditions Nouvelles Paroles, 2009

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