• Autoportrait au Fil du temps

    (Image : Félix Mittermeier de Pixabay)

     

    Enfant j’ai longtemps cru ressembler à un lapin. À cause d’une paire d’oreilles feuille de chou et de deux incisives qui semblaient si grandes dans l’étroitesse de ma bouche.

    Cette comparaison je la devais à un frère aîné taquin. Je n’y voyais nulle moquerie. Bien au contraire, je la prenais pour compliment. Les lapins me paraissaient tout à la fois doux, vifs, alertes, libres…

    Cependant, certains dimanches, je voyais arriver sur la table familiale l’un de ces petits animaux dans une cocotte. Méconnaissable sans sa fourrure, et proprement noyé dans une sauce odorante ; je songeais alors qu’il me fallait éviter de cultiver cette ressemblance.

    En grandissant j’ai compris la supercherie fraternelle : je ne ressemblais pas à un lapin, j’en voulais pour preuve que personne, jamais, ne m’avait lancé un regard d’appétit ou de gloutonnerie, comme ceux que je pouvais attraper autour de la table dominicale.

    Les adolescents sont trop souvent affublés de traits ingrats. C’est d’ailleurs à cause de ces traits que l’on parle de l’âge ingrat, la chose est connue. Ce ne fut pas mon cas. La fin de l’enfance a joliment affiné mes lignes. De rond mon visage est devenu oblongue, ovale accentué par mes longs cheveux d’un châtain clair descendant jusqu’aux épaules. Il n’était pas exceptionnel à cette époque qu’on me salue d’un « Bonjour mademoiselle », vite réprimé après une observation plus fine ! Je ne m’en offusquais pas plus que ça. Je n’ai jamais attribué une quelconque supériorité à ma mâlitude. Ce qui m’a davantage perturbé c’est d’avoir été abordé quelques fois par des hommes qui m’ont ouvertement baratiné. D’autant qu’élevé dans une famille très prude, je n’avais qu’une vague idée de ce genre de pratiques…

    Parvenu à l’âge adulte (du moins est-ce ce qu’il est convenu de dire), j’ai abandonné les longs cheveux. Le monde est rude, les requins des villes sont plus voraces et fourbes que les requins des mers. Mon hirsutisme je l’ai laissé s’exprimer sur mes joues, mon menton. Ce poil au menton me donnait, du moins le croyais-je, une certaine assurance. La barbe gonflait mon visage, m’offrait la corpulence dont mon corps plutôt maigrichon manquait. J’étais comme ces chats qui se gonflent et soufflent pour terrifier leurs adversaires. Mais je ne soufflais pas.

    Puis j’ai abandonné la barbe. Pour ne garder que la moustache, façon Brigades du Tigre.

    Puis j’ai abandonné la moustache.

    Au fil du temps, mes traits, imprécis, presque hésitants, ont acquis l’assurance pour me façonner une apparence que j’ai conservé jusqu’ici. Malgré quelques petites modifications qui sont le lot de celles et ceux qui ont la chance de vieillir un peu… Mais nous en parlerons plus tard.

    Je n’ai jamais pensé posséder un visage particulièrement beau. Je ne nourris cependant nul complexe sur mes traits, je ne me trouve pas non plus repoussant. Pourtant, il m’est arrivé, et il m’arrive encore, de trouver sur mon visage et mon corps, une harmonie quasi parfaite. Quel vantard pensez-vous ! Ne niez pas, je vous entends, et après tout, si quelqu’un m’annonçait ça tout de go, peut-être penserais-je comme vous. J’ai depuis longtemps passé l’âge de me vanter. Cette harmonie, cette plénitude des lignes, cette assurance dans mon physique, ce n’est pas dans le miroir que je le vois. Mais dans les yeux de celles et ceux qui m’aiment et que j’aime. L’amour, l’amitié sont au-dessus de tout. L’amour, l’amitié, se moquent d’un dos déformé par la scoliose, d’un bouton sur le nez, d’une jambe boitillante, d’un corps usé par l’âge. L’amour, l’amitié voient au-delà des apparences.

    Oserai-je vous l’avouer ? Certains matins, en me croisant devant le miroir, il m’arrive aussi de me trouver beau… Ne criez pas à la vantardise, laissez-moi vous expliquer ! Car, une fois encore, mes traits ne sont pas en cause. Mais bien la ouate de la nuit qui ne m’a pas tout à fait quitté, et la promesse d’une journée qui commence… Cette ouate nocturne, cette promesse diurne, offrent à mon image une paix, une sérénité qui, je le reconnais, sont plaisants à observer.

    Je suis devenu un vieil homme maintenant. Mes traits se sont affaissés. De poivre et sel, mes cheveux se contentent d’être rares. Mes joues se sont creusées. Mes dents de lapin ne sont plus qu’un ancien souvenir, remplacées par un dentier douloureux. Mes jambes musclées sont devenues grêles, mes mains mal assurées. Mon teint a pâli, pour prendre cette couleur opaline, presque transparente. La vieillesse est un naufrage, disait De Gaulle. Heureusement la voie d’eau est étroite et le bateau ne s’enfonce que lentement dans l’eau ! Simplement mes traits revêtent petit à petit ce qui sera mon dernier costume : ainsi le choc sera moins rude…

    Je vous l’ai dit. L’âge affecte le physique, c’est inéluctable. Cependant, au milieu de tous ces changements (ces abandons parfois), il est un élément de ma personne qui n’a jamais changé. Mes yeux. Ils ont beau s’être enfoncés dans leurs orbites, ils sont toujours les mêmes. Ce ne sont pas les yeux d’une vieille personne, mais bien ceux de l’enfant que j’ai été et que je suis toujours. Mon regard n’a pas varié. Il conserve entière sa capacité d’émerveillement, il n’a jamais cessé de se poser alentours avec douceur, d’observer les êtres avec empathie, la nature avec respect. Et aussi de juger avec sévérité certains travers de mes semblables. Posséder de l’émerveillement n’a jamais fait de moi un mou !

    Je laisse le soin au plus jeune de mes arrière petits-fils de terminer cet autoportrait : « Papy », me demande t-il parfois, « Papy pourquoi marches-tu si lentement ? » Je marche si lentement parce que la vie marche trop vite. Je voudrais qu’elle se mette à mon rythme, mais j’ai l’impression qu’elle ne m’écoute pas…

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

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