• Le Jour où Pierre devint Paul (Partie 2)

     

    Le Jour où Pierre devint Paul (Partie 2)

    (Illustration : InspiredImages de Pixabay)

     

    Pierre Paul Quinn Auster quitta le café des Trois Pigeons dans un état second. Les menaces à peine voilées du noble en fin de course l’avaient mis plutôt mal à l’aise.

     

     Le lendemain matin il passa à sa banque, retira ses maigres économies, tenta de contracter un emprunt. Ce qui ne fit qu’amuser son banquier. En désespoir de cause, il essora son carnet d’adresse, tapant sans vergogne amis, copains, connaissances, en prétextant une mauvaise passe passagère.

     Deux jours plus tard il poussait à nouveau la porte du sordide café. Charles Antoine d’Entremont Dithyrambe, tout en sourires, lui remit les cahiers en échange des cinquante mille euros en liquide.

     

     Dans la rue, Pierre se senti un autre homme. Ainsi il était devenu Paul Auster. Oublié l’écrivain de seconde zone, bienvenue à l’Auteur, le grand, le seul. Il lui avait suffit de le dire pour l’être. C’était si facile d’être un autre.

     Et, après une courte nuit, c’est le cœur gonflé d’une assurance nouvelle qu’il dirigea ses pas vers la prestigieuse maison d’édition de la rue Sébastien Bottin, les Editions Caillenote et Boutinus.

     

     Pierre Quinn n’avait jamais dépassé le bureau d’accueil du rez-de-chaussée. Paul Auster fut accompagné par une charmante et volubile hôtesse jusqu’au septième étage, jusqu’au saint des saints, jusqu’au bureau de Caillenote en personne.

     Le sale caractère de Caillenote faisait depuis longtemps l’unanimité du tout Paris littéraire. Pourtant il reçut Paul Auster avec profusion d’amabilités, ne cessant de répéter quelle joie et quel honneur c’était pour lui et sa modeste maison de recevoir un auteur tel que Paul Auster.

     

     Quinn, est-il besoin de le dire, buvait du petit lait. Sans en abuser, car il n’était plus Quinn, il était Auster. Il en avait pris la pleine conscience la veille au soir quand il avait appelé pour obtenir un rendez-vous. Quand il avait dit son nom, Paul Auster, la secrétaire lui avait passé directement Caillenote. Il suffisait de le dire pour basculer d’une identité à l’autre. Il redeviendrait Quinn plus tard, après avoir empoché, il n’en doutait pas, un solide à-valoir.

     Et Caillenote en personne le recevait toutes affaires cessantes.

     

     — Ainsi donc vous avez écrit votre dernier roman directement en français ? lui demanda t-il après avoir vaguement feuilleté un des cahiers.

     — Oui, répondit Auster. L’évidence s’est imposée à moi. Un hommage que je voulais rendre à votre pays que j’aime tant.

     — Et quel en est le sujet ?

     — Il s’agit de la synthèse de mon œuvre. Son aboutissement en quelque sorte. Ce vers quoi je tendais depuis mes douze ans, depuis que j’ai décidé de devenir écrivain.

     — Bien sûr, bien sûr… Parlons peu parlons bien. Que diriez-vous d’un à-valoir de, disons, cent mille euros ?

     — Je pensais deux cent mille. En liquide de préférence.

     — Deux cent mille, bien sûr, bien sûr. En liquide, bien sûr, bien sûr… Monsieur Auster, vous voulez bien m’attendre un moment ? Je vais donner mes directives à la comptabilité pour l’à-valoir. Et voir si votre contrat est fin prêt. Nous l’avons préparé dès hier soir. Je ne serais pas long, vous avez le bar à votre disposition, allez-y, servez-vous !

     

    Confortablement installé dans un somptueux fauteuil en cuir, Auster dégustait un Single Malt des Highlands de quarante ans d’âge quand Caillenote reparu dans le bureau flanqué de trois gaillards balèzes aux mines sinistres.

     Contrairement à son habitude Caillenote était d’humeur joyeuse.

     

    — Ce cher Auster, quel plaisantin ! Essayer de nous escroquer deux cent mille euros avec un pseudo manuscrit miraculeusement retrouvé. Non mais quelle blague ! Vous pouvez vous vanter de nous avoir fait bien rire. Après votre coup de fil d’hier je me suis permis de joindre mon excellent ami monsieur le Préfet de Police. Il a immédiatement diligenté une enquête. Votre Charles Antoine machin chose n’existe pas. La seule trace de Caed connue, c’est une petite confrérie d’écriture au cœur du Berry. Des doux rêveurs m’a assuré le préfet, mais pas méchants pour deux sous. Ils ne feraient pas de mal à une mouche, bien au contraire, il arrive qu’elles soient les héroïnes de leurs textes ! Votre Charles Antoine est un margoulin, vous vous êtes fait avoir. Et vous avez tenté de faire pareil avec nous, petit plaisantin.

     

    Puis, passant du coq à l’âne :

     

    — Monsieur Auster, ah, je ne m’y habitue pas ! J’ai tant envie de rire quand je vous appelle ainsi ! Monsieur Auster, connaissez-vous la saga Harry Potter ?

     — Comme tout le monde, répondit Pierre Paul Quinn Auster tétanisé par la tournure que prenaient les événements.

     — Et parlez-vous fourchelangue ? Vous savez, la langue des serpents ? Non ? Quel dommage… Car figurez-vous que le préfet m’a proposé de m’envoyer deux agents pour venir vous cueillir ce matin. Mais j’ai préféré régler ce petit malentendu à ma façon. Mes petits camarades vont vous emmener chez le beau-frère de Boutinus. Figurez-vous qu’il possède un vivarium qui ferait pâlir d’envie bien des parcs zoologiques.

     

    Sur un hochement de tête de Caillenote les trois balèzes s’emparèrent d’Auster Quinn ou de Quinn Auster, lui-même ne savait plus très bien. Ils regrettaient tous deux de ne pas avoir eu le temps de finir le verre de single malt

     

     À l’arrière de la voiture qui l’emmenait, Pierre essaya bien de parlementer avec les deux balèzes qui l’encadraient. Mais les deux balèzes ne parlaient pas. Le troisième qui conduisait était tout aussi mutique.

     

     C’est ainsi que le soir même, Pierre Quinn se retrouva enfermé dans un vivarium en compagnie de serpents aux têtes angoissantes. Il entendait siffler autour de lui, des formes rampaient, le frôlaient. Pour se rassurer Pierre se disait que les serpents devaient être nourris pour être aussi beaux, et qu’il n’y avait donc aucune raison pour qu’ils s’attaquent à lui. À sa vue un python royal s’était mis en boule, ce qui donna quelques secondes d’assurance au prisonnier. Assurance évanouie quand un boa constricteur se mit à le fixer pendant quelques éternelles minutes…

     De puissantes lampes halogènes éclairaient le vivarium de leur implacable blancheur. L’atmosphère y était moite.

     

     Pierre se tenait assis, tout contre la vitre, espérant, priant même pour qu’une bonne âme le délivre, quand le pire arriva. De derrière des broussailles, deux yeux le regardaient. Deux yeux qui appartenaient à une tête triangulaire venu des temps les plus anciens de la création. La tête, elle, appartenait à un lézard vert, d’une trentaine de centimètres de long. Aurait-il fait un mètre, Pierre n’aurait pas été davantage terrorisé. Depuis toujours il avait la phobie des lézards. Une phobie irraisonnée, irréfléchie. Une phobie qui l’anéantissait…

     

     Les yeux dans les yeux du lézard, Pierre sut à l’instant que Paul Auster venait de le quitter définitivement. Ne restait que Pierre, Pierre Quinn et ses romans de gare, Pierre Quinn et ses dettes abyssales, Pierre Quinn et sa honte de s’être fait passer pour un des écrivains majeurs de notre époque…

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

     

     

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