• Le Jour où Pierre devint Paul (Partie 1)

    (Image :3888952 de Pixabay )

    Les pieds nus sur le plancher, le buste droit, Pierre retînt sa respiration et se prépara à entendre ce que son mystérieux interlocuteur avait à lui dire.

     

    — Ah monsieur Auster, enfin je vous trouve !

     

     Pierre perçut un soupir de soulagement à l’autre bout du fil. Un long silence suivit le soupir. Décidément ne put-il s’empêcher de songer, mon inconnu est l’homme du silence.

     — Je vous écoute, l’encouragea t-il.

     — Monsieur Auster ? Vous êtes bien monsieur Paul Auster ?

     — Lui-même ! L’auteur de la Cité de Verre, de Tombouctou, du Voyage d’Anna Blume, de 4321 plus récemment et de biens d’autres romans. Je vous écoute !

     

     Pierre chassa le nuage de honte qui venait d’assombrir son esprit. Non seulement il n’avait pas détrompé son interlocuteur, mais il venait à l’instant de s’attribuer l’œuvre d’un des auteurs qu’il admirait le plus.

     À l’autre bout, l’inconnu sembla s’animer d’une précipitation soudaine.

     — Ce soir, 22h00, café des Trois Pigeons. Je vous y attendrai.

     

     Pierre n’eut pas le temps de répondre. L’inconnu avait raccroché. Comme la veille le mystérieux interlocuteur avait appelé en numéro caché, Pierre n’avait aucun moyen de le rappeler.

     

     Le café des Trois Pigeons, il arrivait à Pierre de passer devant. Quand il se rendait sur les hauteurs de Montmartre ou qu’il allait voir les commerçants de la rue Lepic. Jamais il n’aurait eu l’idée de pénétrer dans cet établissement qui tenait davantage du bouiboui mal famé que de la brasserie chic pour touristes fortunés.

     C’est le cœur inquiet qu’il en poussa la porte le soir même, après avoir passé la journée à tenter d’imaginer un stratagème pour détromper le mystérieux inconnu et rétablir la vérité sur son identité.

     L’intérieur valait la devanture…

     

     Au comptoir six trognes se retournèrent vers le nouvel arrivant. Six trognes patibulaires, balafrées pour trois d’entre elles, au nez cassé pour une quatrième, à l’œil tuméfiée pour une autre. Six trognes mal rasées, posées sur des bustes de fort des Halles. Leur examen terminé, les trois gaillards retournèrent à leurs bières pression. Le nouveau venu n’était pas de leur monde. Un type qui s’était perdu et qui allait demander son chemin au patron avant de détaler en courant.

     Le patron, la soixantaine bedonnante, marcel blanc crasseux perlé de sueur, mégot de Gitane maïs éteint au bec, s’apprêtait à se servir un verre de blanc histoire de trinquer avec la clientèle.

     

     –­– Qu’est ce que j’vous sers ? demanda t-il à Pierre d’un ton peu amène.

     –– J’ai rendez-vous avec…

     –– Ouais, je sais. Il m’a mis au jus. Caed vous attend là-bas.

     

     D’un index à l’ongle en deuil, le patron désigna une porte à moitié dissimulée par un lourd rideau de velours qui fut rouge un jour.

     

     En poussant la porte, Pierre pénétra dans une antre que n’avaient pas visité les lois anti tabac. Une douzaine de tables étaient installées dans cette pièce sans fenêtre, une ampoule nue pendait au plafond jauni de nicotine. Sa clarté chiche peinait à traverser le nuage de fumée emprisonné dans le haut de la pièce. Sur une table du fond un couple buvait en silence. Ils étaient assis côte à côte, la femme, mains sur les genoux, semblait regarder au plus profond d’elle-même. Ce qu’elle y découvrait la rendait d’une tristesse insondable. L’homme, chapeau noir sur la tête, fumait un de ces infâmes cigarillos bon marché. Ses yeux vitreux ne devaient plus voir grand-chose depuis longtemps. Quelques buveurs étaient répartis dans la salle, solitaires, occupés à consciencieusement s’imbiber d’alcool.

     

     Enfin, Pierre aperçut celui qui devait être son homme lui faire un petit signe.

     C’est ainsi qu’il s’assit à une table graisseuse, face à l’inconnu du téléphone.

     L’homme ; sous pull noir, pantalon de flanelle aux plis impeccables, visage poupin rasé de frais, cheveux coiffés avec recherche ; se présenta immédiatement :

     

     — Charles Antoine d’Entremont Dithyrambe. Mes copains de fac m’appelaient Caed, vous pouvez m’appelez ainsi ! Je suis si heureux de vous rencontrer enfin.

     

     Pierre demeura sans voix… Ce qui n’échappa pas à celui qui se faisait appeler Caed.

     

     — Vous êtes surpris ! Que voulez-vous, on peut être noble et désargenté. Ma famille, après une longue période fastueuse a connu des revers de fortune au début du siècle dernier en investissant massivement dans les emprunts russes et quelques autres opérations tout aussi vermoulues. Ils ne m’ont légué qu’un nom à rallonge et un château à moitié en ruines dans le Périgord qui me coûte une fortune. Mais passons, nous ne sommes pas là pour parler de la grandeur et de la décadence de la noblesse. J’ai pris un pichet de rouge. Ça vous ira ?

     Sans attendre de réponse l’homme remplit deux verres à la propreté douteuse.

     

     — Trinquons voulez-vous, monsieur Auster ?

     

     Pierre trempa les lèvres avec angoisse dans ce qui se révéla être un vin tout à fait correct. Un Côte du Rhône crut-il reconnaître.

     Pierre n’avait rien perdu de sa résolution. Il était grand temps pour lui de détromper ce mystérieux Caed :

     

     — Il faut que je vous dise quelque chose…

     — Chut monsieur Auster, ne dites rien… Je sais, vous savez, je sais que vous savez et vous savez maintenant que je sais. Inutile d’en parler, je vous assure.

     

     Vaincu, Pierre abandonna l’idée de protester.

     

     — Avant de commencer, vous voulez bien ?

     

     L’homme poussa vers Quinn un exemplaire de Léviathan, ainsi qu’un stylo noir. Longtemps Pierre Quinn repenserait à cet instant où il avait pris le livre, l’avait ouvert à la première page, avait écrit la date avant de signer d’une main qui ne tremblait même pas, Paul Auster.

     

     — Pourquoi m’avez-vous fait venir ? demanda t-il en refermant le livre.

     — Ah ! Merci monsieur Auster, repartir avec une dédicace de vous me comble ! Mais reprenez donc un peu de cet excellent rouge. La cuvée du patron. Un Bordeaux ce me semble ?

     — Je pencherai plutôt pour un Côtes du Rhône…

     — Bah, vous avez peut-être raison fit l’homme en remplissant les verres, je n’y connais rien. Qu’importe après tout… Venons-en au fait ! Monsieur Auster, monsieur Paul Auster, j’ai une grande nouvelle pour vous ! J’ai retrouvé le manuscrit qu’on vous a dérobé.

     

     Pierre se souvint vaguement d’un article qu’il avait lu dans le supplément littéraire du Monde. Paul Auster avait été cambriolé il y a quelques années de ça. Les malfaiteurs n’avaient pris aucun objet de valeur. Ils étaient repartis avec un manuscrit que l’auteur s’apprêtait à remettre à son éditeur. L’affaire avait rudement affecté Auster. Pierre se souvenait également l’avoir entendu évoquer cette affaire dans La Grande Librairie. Il parlait de plusieurs années de travail anéanti. Travail qu’il avait voulu effectuer « à l’ancienne », sans traitement de texte, au stylo plume sur des cahiers d’écolier rouge à spirales, petits carreaux, une page écrite sur deux, l’autre étant réservée aux corrections, trente quatre cahiers en tout, le mot fin calligraphié sur le dernier.

     

     Charles Antoine d’Entremont Dithyrambe devait être un fou échappé d’un asile d’aliéné, songea Pierre. Pourquoi l’aurait-on convoqué, lui, Pierre Quinn, écrivain raté qui vivotait entre romans de gare, polars mal ficelés et nouvelles érotiques qu’il signait d’un pseudo tant il en avait honte ?

     

     Bien décidé à mettre fin à l’entretien, Pierre fit mine de se lever. C’est alors que celui qui se faisait appeler Caed sorti une sacoche de cuir de sous la table. Une sacoche à l’image de la noblesse supposée du personnage : usée, élimée, craquelée.

     

     — Je vous ai apporté le premier cahier, un autre qui se situe au milieu du roman, et le dernier… Regardez, dit Charles Antoine d’une voix suave en les poussant vers Pierre.

     

     Intrigué, Pierre se saisit du premier et le feuilleta. Sur la page de garde, en belles lettres capitales, était écrit :

     

     La Musique des Illusions 2018 / 2021

     

     Soudain, Quinn eut comme une irrépressible envie de rire :

     

     — Depuis quand Auster écrit-il en français ?

     

     Le regard que lui jeta le descendant de la vieille noblesse lui coupa aussitôt l’envie de rire.

     

     — Je veux dire, depuis quand… j’écris en, français ?

     — Voyons, monsieur Auster, vous adorez la France depuis toujours. Ecrire en français, c’est un hommage au pays qui vous a tant donné dans votre jeunesse. Cela vous tenait à cœur depuis si longtemps, n’est-ce pas ?

     — Oui oui, bien sûr… J’avais à cœur…

     — Rendez-vous compte monsieur Auster, vous allez revenir sur la scène littéraire, à la place que vous méritez : la première.

     

     Caed se pencha et dans un chuchotement continua :

     

     — Et puis, entre nous, avec ce manuscrit, fini les problèmes de fin de mois… Les éditeurs vont vous faire un pont d’or…

     

     Pierre Quinn, qui avait si souvent supporté le mépris des éditeurs, ne put s’empêcher de se rengorger au-dedans de lui.

     

     — Quant à moi, continua d’Entremont Dithyrambe, j’ai engagé beaucoup de frais pour récupérer ce manuscrit. Ô, je ne le regrette pas, soyez-en assuré. Mais vous savez ce que c’est. La toiture du donjon menace de s’écrouler, je ne refuserai pas une petite aide.

     L’homme se pencha par-dessus la table et souffla une somme dans l’oreille de Pierre Quinn.

     

     — En liquide bien sûr !

     — Et ou voulez-vous que je trouve une telle somme ! s’exclama Quinn.

     

     C’est alors qu’il entrevit la puissance du regard de Caed. Si l’homme à l’élégance surannée auréolé de son statut de noblesse fin de règne pouvait paraître avenant, son regard, lui, n’avait rien de bienveillant. C’était un regard qui explorait au-delà des apparences, un regard qui scrutait l’intérieur des êtres, fouillait au plus profond des âmes, mettait au jour les ambitions les plus sombres.

     

     — Voyons, continuait l’homme d’une voix doucereuse, monsieur Auster. C’est la gloire qui vous attend, un prix littéraire sans aucun doute, le Goncourt pourquoi pas. Réfléchissez monsieur Auster, réfléchissez bien. Et puis, cette obole que vous me faites pour mon donjon de famille, l’Editeur vous la rendra au centuple.

     — Oui, bien sûr, mais c’est une somme tout de même ! Et puis quel travail pour taper tous ces cahiers avant de le proposer à l’édition.

     — Quand on s’appelle Auster, Paul Auster, on peut apporter à son éditeur un manuscrit écrit sur un rouleau de papier hygiénique, cela n’a aucune importance, ne me dîtes pas le contraire.

     

     Au fond de lui, Pierre Quinn savait que l’homme énonçait une vérité, qu’il n’aurait pas besoin de taper les cahiers pour tutoyer la gloire.

     

     — Je… Je vais réfléchir, finit-il par balbutier.

     — Deux jours ! Je vous laisse deux jours monsieur Auster ! Dans deux jours, ici même, avec l’argent. Sinon…

     — Sinon quoi ?

     — Monsieur Auster, croyez que je suis contrit de devoir vous dire ça. Mais si nous ne devions pas faire affaire ensemble, hélas… Ce que vous savez, ce que je sais, ce que tous deux nous savons, le monde entier le saura…

     

     Charles Antoine d’Entremont Dithyrambe ouvrit subrepticement son exemplaire de Léviathan.

     

     — Quel beau paraphe monsieur Auster ! Quel beau paraphe !

     

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

     

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