• Le Vautour, le Cormoran et le Marabout

    (Image extraite de l'album "Le Fil qui chante", de Morris et Goscinny)

     

    Le drap monté comme une tente au milieu du lit, Maxime, onze ans et demi, dévore un album de Lucky Luke à la lueur de sa lampe de poche.

    De l’autre côté de la porte, les adultes viellent au grain. S’ils aperçoivent un rai de lumière depuis le couloir, ils sont capables de débouler dans son domaine sans crier gare. Subir le long, trop long sermon de Papa sur l’impérieuse nécessité de s’endormir tôt pour être en forme le lendemain, très peu pour Maxime.

    Alors il ruse comme un sioux. Le lit en tipi, la lampe de poche en lueur lunaire.

    La nuit a déposé son voile de silence sur la maison. Dans la chambre de Maxime le tipi est démonté. Le halo de la lampe est éteint, et les aventures du célèbre cow-boy sont refermés. Le souffle paisible de Maxime berce l’obscurité.

     

    Flap, flap, flap…

    Il se pose sur un coin de l’armoire. Les plumes noires de ses ailes sont défraîchies. Son poitrail semble en brousse, sa tête hirsute. De ses yeux vitreux il regarde l’enfant dormir. Son long cou en S se contorsionne pour mieux voir. De son grand bec écarlate s’échappent des gouttes. Elles s’écrasent sur le sol de la chambre. Plic, ploc… Plic, ploc… Le vautour de Lucky Luke est un éternel enrhumé.

    Flap, flap, flap… Sur un autre coin de l’armoire, un second oiseau se pose. Il est si noir que c’est à peine si on le distingue. Il ouvre ses ailes à un soleil imaginaire et semble somnoler.

    Intrigué par cette présence insolite, le fidèle ami du croque-mort engage la conversation :

    — Salut ! Moi c’est Nitroglycérine, anti-héros de Lucky Luke.

    — Je suis le Cormoran, je n’ai pas d’autre nom. On dit les pires abominations sur moi, alors je viens me réfugier ici. Mais bon sang, qu’il fait froid dans cette chambre ! J’ai un mal de chien à digérer !

     

    Flap, flap, flap…

    Un troisième oiseau se pose sur le dessus de l’armoire. Son allure est disgracieuse, sa calvitie sanguinolente. Il rentre la tête dans les épaules.

     

    Le Vautour, le Cormoran et le Marabout

    — Mince, siffle Nitroglycérine… T’es qui toi ?

    — Je suis le Marabout.

    — Ah ben ça alors, ne peut s’empêcher de s’exclamer Nitro. Bienvenue au club !

    — Le club ?

    — Ben oui, le club des oiseaux moches ! Non content de m’avoir affublé d’un œil morne, d’un plumage brouillon, Morris m’a légué un rhume récurrent. Et il raconte n’importe quoi sur moi. Tiens, regarde ce pauvre gamin qui dort si gentiment : il est persuadé que les vautours portent malheur. Qu’ils guettent la mort, s’en réjouissent, voire la provoquent.

    — Et moi, continue le Cormoran, c’est un certain Philippe Jaccottet qui semble m’en vouloir(1). Il écrit que je suis une affreuse tache, que mon nom sonne comme le glas et, pour faire bonne mesure, que je serais méchant et sinistre… Je ne lui ai pourtant rien fait à cet homme ! Et toi, quand on te voit Marabout…

     

    Les trois oiseaux méditent un moment sur leurs malheurs respectifs.

    — Ah ! S’exclame enfin Marabout, les hommes ne sont que des envieux ! Ils n’arriveront jamais à voler sans l’aide de leurs foutues machines, alors ils nous rabaissent, nous déclarent moches. Regardez ce petit, jamais il ne dira que nous sommes moches. Parce qu’on va lui montrer ce que nous sommes ! Qu’en dites-vous ?

    Sur le haut de l’armoire c’est l’exaltation !

    Joignant le geste à la parole, Marabout descend et s’approche du lit. Sa démarche est lente, oscillante. La tête toujours rentrée dans ses épaules, il s’approche de Maxime :

    — Viens petit, on t’emmène faire un beau voyage !

     

     

    Encore tout ensommeillé, Maxime se hisse sur le dos de Marabout et s’accroche à son long cou. Pour le grand échassier, l’enfant ne pèse pas davantage qu’une plume. Alors, par la fenêtre ouverte, Marabout s’envole, léger, majestueux, suivi de Cormoran et du vautour Nitroglycérine.

    Et c’est un vol extraordinaire que l’enfant vécut cette nuit-là. Il survola montagnes et forêts, fleuves et rivières, passa la Méditerranée, remplit ses yeux des splendeurs de l’Afrique, visita les larges steppes, les brousses, les savanes, traversa l’Océan pour survoler le Grand Canyon, vit des troupeaux de bisons, des tribus indiennes en fête, traversa à nouveau l’océan, survola les côtes escarpées, les longues plages de sable fin, les petits ports de pêche nichés au creux des falaises…

    Les premières lueurs de l’aube percent la fenêtre de la chambre quand les quatre compères reviennent.

    Marabout dépose Maxime dans son lit. Il a le sourire béat des enfants heureux.

     

    — Bon sang, fait Nitroglycérine, ça fait quand même fichtrement du bien de s’échapper un peu des pages de l’album. Qu’est-ce que je suis à l’étroit là-dedans, toujours dans une case…

    — Et moi de m’éloigner un peu de la compagnie des hommes, continue Cormoran, quel bonheur !

    — Cette nuit nous avons offert du rêve à ce petit d’homme, c’est ce dont ils ont le plus besoin, conclut le sage Marabout.

    — Mais maintenant il faut vraiment que je trouve un poteau au soleil, remarque Cormoran qui n’a toujours pas digéré. J’ai un de ces poids sur l’estomac…

    — Et moi, il me faut réintégrer l’album. Si la mère me trouve ici, le petit n’aura plus le droit à Lucky Luke.

    — Et moi, s’esclaffe Marabout, si la mère me trouve ici, elle est capable d’avoir une attaque ! Au revoir les amis !

    Fla, flap, flap… Flap, flap, flap… Flap, flap, flap…

     

     

    La question est rituelle. Maman la pose chaque matin :

    — Tu as bien dormi mon chéri ?

    — Ô oui, M’man ! J’ai rêvé de vautour, de cormoran et de marabout !

    Maman est effrayée :

    — Quelle horreur ! Mon pauvre chéri, tu as fait des cauchemars, viens que Maman te console !

     

     Le Vautour, le Cormoran et le Marabout

     

     ©Pierre Mangin 2024

    (1)"Comme les corbeaux, dont ils tiennent d'ailleurs leur nom, ces grands oiseaux pourraient être liés à de sombres appréhensions. On aurait pu voir en eux, dans leur raideur hérissée, des armes brandies contre le jour, ou l'inverse de deux étoiles jumelles sur l'inverse du ciel nocturne, ou une espèce d'affreuse tache d'encre au bas d'une page anonyme. Leur nom même de cormorans aurait pu sonner à mes oreilles comme un glas." (Philippe Jaccottet, Les Cormorans, La Pléiade page 689, 690)

    En réalité le Cormoran n'est pas allé assez loin dans sa lecture. Les pages suivantes, Jaccottet dit toute son affection pour ces oiseaux un peu... moches !

     

     

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