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Les Amours de Gileste
Ce fut pour lui comme une envie. Une de ces pulsions soudaines dont il était affligé et auxquelles il ne savait résister. Aussi, à la question rituelle du maire, Gileste répondit par la négative. Un petit « non » prononcé d’une voix si ténue que le maire dut réitérer sa demande.
C’est alors qu’un « Non ! » tonitruant résonna dans la salle des mariages ; à la grande stupéfaction du public présent et au grand désarroi de Juliette, celle qui devait à l’instant devenir sa femme pour le meilleur et pour le pire.
Avant que quiconque puisse réagir à ce coup de théâtre, Gileste prit ses jambes à son cou et quitta la mairie, sa promise, son ex future belle famille et ses amis.
Il courut longtemps, longtemps, longtemps.. Quand enfin il se sentit en sécurité, loin des foudres de celui qui avait manqué de peu de devenir son beau-père, il adopta un pas tranquille, et les passants croisaient un homme paisible effectuant une balade d’un pas posé. Nul ne pouvait soupçonner qu’il venait d’abandonner une fiancée en larmes, une belle famille en fureur et des amis dans l’incompréhension.
Tout avait bien commencé pourtant. Juliette, Gileste l’avait rencontrée il y a un peu plus de deux ans. Durant douze longs mois il l’avait courtisée, sans jamais se départir d’une bienveillance qui avait su toucher le cœur de la jeune femme. Quand enfin il osa lui déclarer sa flamme, la prude Juliette lui sauta au coup et l’embrassa sur les lèvres. Ce fut un de ces longs baisers enflammés qu’une vie entière ne suffit à effacer le souvenir. La nuit qui suivit fut elle aussi inoubliable. Ils se levèrent au matin, les corps ruisselants des caresses de la nuit, heureux d’avoir si peu dormi.
La belle famille accueillit avec joie, affection et tendresse ce prétendant aux manières peut-être un peu désuètes, mais à l’allure si élégante. Pour Gileste qui n’avait plus de famille depuis belle lurette, c’était un peu comme retrouver la chaleur d’un foyer. De l’avis de tous, Juliette et Gileste formaient ce qu’on appelle un beau couple. On les voyait souvent se tenant par la main, parlant du lendemain, du papier bleu d'azur que revêtiront les murs de leur chambre à coucher. Ils se voyaient déjà doucement, elle cousant, lui fumant dans un bien-être sûr, et choisissaient les prénoms de leur premier bébé.
Gileste venait de claquer la porte à cette félicité qui l’attendait d’un « Non ! » couperet, définitif et sans appel… Son bonheur resterait inachevé, comme tant de choses dans sa vie…
Une semaine auparavant, il avait reçu sa lettre de licenciement. Les termes de la lettre ne prêtaient guère à confusion. Ce que l’on lui reprochait, depuis plusieurs mois déjà, et malgré un avertissement et deux convocations dans le bureau directorial, c’était son manque d’investissement ayant pour conséquences de nombreuses opérations non abouties et des projets en panne depuis trop longtemps. Gileste avait tu ce licenciement à Juliette pour ne pas voiler un ciel plein de promesses heureuses… Cruelle ironie.
C’est avec ces pensées en tête qu’il franchit les grilles du parc Victor Hugo. Dès l’entrée, il jeta son téléphone portable dans une poubelle. Il vibrait depuis de longues minutes et il n’avait pas besoin de lire le nom du correspondant pour savoir qu’il s’agissait de son ex futur beau-père qui souhaitait l’agonir d’injures. Le parc Victor Hugo est le plus vieux parc de la ville. Des arbres tricentenaires aux troncs noueux et à l’ombrage généreux offraient aux promeneurs un calme propice à l’introspection. Gileste venait ici depuis tant d’années, qu’il aurait été en peine d’en donner le nombre.
Il s’assit sur un banc, un banc mi-ombre mi-soleil, un banc solitaire qui n’attendait que lui. Un banc qui avait beaucoup souffert dans le passé, un banc qui savait se taire et écouter.
Envahi par de noires pensées, en danger de s’y noyer, Gileste se remémora les nombreux mariages qui capotèrent avant même leur officialisation. Ce malheureux décompte l’amena à dix-huit. Dix-huit mariages annulés, toujours par sa faute. Et encore, peut-être en avait-il oublié, sa mémoire lui jouait parfois des tours. Il rompait pour des prétextes futiles, disparaissait sans raison, finissait par fuir avec une régularité déconcertante. La vérité était qu’il commençait des histoires d’amour mais qu’il était incapable de les mener à bien.
Assis sur ce banc silencieux, face à un superbe lac où des cygnes hautains laissaient dans l’eau d’éphémères sillons, Gileste laissa divaguer ses pensées.
Il revit Marie, une autre de ses fiancées. Sept ans, sept ans elle l’avait attendu. Gileste achevait son service militaire quand celle qu’on a appelé la grande guerre éclata. Plus question de démobilisation pendant quatre années supplémentaires. Quatre années de fureur, quatre années de chairs broyées, quatre années de pluie de feu et de fer, quatre années où les longues lettres de Marie étaient le seul rayon de douceur dans son quotidien. Quatre années à coucher sur le papier des promesses d’amour éternel. Pourtant, quand le jour de la démobilisation arriva enfin, Gileste ne rejoignit pas Marie. Il partit sur les routes, vers un autre destin, sans trop savoir lui-même pourquoi. Si ce n’était cette foutue incapacité dont il était atteint. Celle d’accomplir ses amours…
Il se souvint de Célestine. Elle était si gentille Célestine ! Son père leur avait donné un bout de terre pour bâtir une maison et s’y installer une fois mariés. Gileste s’était jeté à corps perdu dans le travail. Après son labeur aux champs, il allait sur le chantier, montait les murs pierre par pierre, coupait dans la forêt de grands châtaigniers longilignes qui serviraient de poutres, fabriquait lui-même les portes et les fenêtres avec l’aide du menuisier du village. Gileste n’acheva jamais, la maison ne fut jamais couverte, au grand dam de Célestine et de ses parents. C’était pendant le terrible hiver de 1658, mais les froids de plus en plus rigoureux laissèrent Gileste de marbre : la maison demeura une carcasse vide, peu à peu les murs s’écroulèrent sous les assauts du gel, sans que Gileste s’en émeuve. Il partit, abandonna maison et promise pour aller sur les routes gelées du Lot…
Et comment oublier Ceres, la fille d’un patricien romain. Ils étaient tombés amoureux l’un de l’autre au premier regard. Ils s’étaient aimés en cachette, le patricien de père nourrissant pour sa fille d’autres ambitions. Gileste en était persuadé, ils auraient pu être heureux tous les deux. Avec un peu de ténacité il aurait pu ramener le patricien à la raison. Au lieu de cela il avait abandonné les doux projets qu’ils caressaient tous deux.
C’était ainsi. Sa vie était parsemée d’inachevé. Ses amours, mais aussi ses engagements, les travaux qu’il entamait, les discours qu’il déclamait, comme ce fameux jour d’août 1789 où il quitta l’Assemblée Constituante au beau milieu de son intervention. Et que dirait Jeanne d’Arc qui croyait avoir en Gileste un fidèle capitaine de guerre ? Fidèle capitaine qui s’éclipsa au beau milieu du siège d’Orléans… Les joies de la paternité il ne les a pas connues. Si par hasard il a ici ou là semé des graines fécondes, il n’a jamais laissé le temps à sa paternité d’arriver à terme.
Oui, sa vie était une suite d’inachevés qui durait depuis si longtemps… Depuis des siècles, pire encore, des millénaires… Au point que plusieurs fois il envisagea sérieusement d’y mettre un terme. Las… La corde avait cassé, le glaive coupait autant qu’une planche de sapin, le pistolet s’était enrayé, les médicaments n’avaient réussi qu’à l’affliger d’une diarrhée persistante, le jour où il voulut se jeter sous un train était un jour de grève, et la voiture était tombée en panne d’essence avant que le garage ne soit saturé de monoxyde de carbone. Gileste se demandait quelle faute il avait bien pu commettre pour être condamné à vivre ainsi éternellement, à voir disparaître ses amis, ses amours ; à contempler le monde se disloquer époque après époque, à subir toutes ces guerres de plus en plus meurtrières, à assister impuissant aux fulgurantes montées de haine et d’intolérance.
« Je suis fatigué, le banc, fatigué… Pourquoi ne puis-je pas vivre une vie simple, partager mes jours avec la femme que j’aime ? Je suis fatigué le banc, je voudrais que cela cesse, je voudrais en terminer, finir enfin mon passage ici-bas. Comment faire le banc, le sais-tu ? »
Le banc ne savait pas. Alors il ne répondit rien.
©Pierre Mangin 2024
Tags : Amours, mariage, nouvelles, immortalité
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