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Rien ne vaut le Steak Tartare
(Illustration: Couleur de Pixabay)
C’était un homme qui, sans être gros, fleurait bon l’opulence bourgeoise. De sa jeunesse en Afrique au sein d’une mission évangélique, il conservait l’allure un peu stricte du protestant figé dans sa rigueur d’âme et ses certitudes. Il se faisait une règle d’or d’avoir un maintien parfait en toutes circonstances, et personne, dans tout le département, ne pouvait se vanter de l’avoir un jour vu sans sa cravate nouée à la perfection, le visage rasé de près et les chaussures cirées avec soin, exemptes de la moindre trace de salissure qu’il pleuve, vente ou neige. Il était de cette race d’homme capable de s’attabler dans n’importe quel restaurant pour y déguster un crabe sans à aucun moment salir ses bacchantes qu’il portait fièrement, à la façon des notables de la fin du XIXᵉ siècle.
Sa maison était à son image : cossue, digne, sévère. On venait la voir de loin. Une massive demeure construite en pierre de taille comme on en trouve par ici. Mais ce qui par-dessus tout attirait les badauds, c’était les jardinières débordantes, dès les premiers beaux jours, de somptueux géraniums. Dire que le propriétaire des lieux avait la main verte est peu dire. Pas une fenêtre de la bâtisse ornée, l’une d’une jardinière, l’autre d’un pot, la suivante d’un vieux seau de fer repeint de couleurs vives. Et dans chacun de ces récipients, un deux ou trois géraniums. La façade était une ode à l’espèce. Les amateurs y reconnaissaient les nobles spécimens de pélargoniums peltatums ou grandiflorums, mais également quantité de géraniums sauvages à fleurs découpées, noueuses, laineuses, livides… À la pleine saison des effluves se répandaient dans tout le quartier, jusqu’à plus de six rues alentours. Si la municipalité avait organisé un concours de maisons fleuries, inutile d’être devin pour savoir que nul autre que lui le gagnerait. Mais la municipalité n’organisa jamais un tel concours.
En un mot comme en cent, il en imposait, et sa rectitude légendaire suffisait à le faire respecter de tous. De tous, sauf de l’un de ses voisins. Un végétarien prosélyte qui s’offusquait des goûts alimentaires de notre homme. En effet, ce bon bourgeois un peu vieille France aimait par-dessus tout la viande crue, et sa bonne dévalisait régulièrement les trois boucheries de la ville pour satisfaire la boulimie de chair saignante de son patron. Doit-on juger un homme sur ce qu’il mange ? Ne serait-il pas plus opportun de le juger sur ses actes ? Mais allez faire comprendre ça à un végétarien militant ! Comme disait ma grand-mère, autant souffler dans une vessie !
C’est lors de l’épisode de la vache folle, lorsque les bouchers rencontraient quelques difficultés à s’approvisionner en viande rouge, que ses ennuis ont commencé…
Le premier enfant qui disparut n’avait pas douze ans. Il avait quitté le collège à l’heure habituelle et n’est jamais arrivé chez lui. Deux jours après c’est une petite fille de six ans qui disparaissait. Elle jouait dans le jardinet de sa tante. Quand celle-ci l’a appelée pour le goûter, elle avait disparu… Une psychose bien compréhensible s’est alors emparée de la petite ville. En moins d’un mois, huit enfants disparurent sans laisser aucune trace, malgré la vigilance des adultes et le renfort de gendarmerie venu tout exprès pour sécuriser les rues…
Comme c’est souvent le cas dans les petites villes de province, les soupçons se portèrent naturellement sur notre amateur de géraniums qui attirait sur lui les jalousies comme l’aimant la limaille. Des lettres anonymes ne manquèrent pas d’arriver sur les bureaux des autorités judiciaires et policières pour dénoncer son soi-disant comportement suspect.
On le surveilla, on fila la bonne. Une commission rogatoire autorisa que l’on perquisitionne sa maison, de la cave au grenier. Une juge ordonna des fouilles dans son jardin. D’un air supérieur il regarda les pelles mécaniques ruiner pelouses et massifs, calculant les dommages et intérêts qu’il ne manquerait pas de réclamer à la justice.
Pour finir la justice le lava de tout soupçon. L’homme ne fut plus inquiété. Les huit enfants disparus devaient hanter longtemps encore la mémoire de la petite ville.
Mais, comme il le disait si bien à qui voulait l’entendre, ce n’est pas un crime d’aimer le steak tartare.
©Pierre Mangin 2024
Tags : Géranium, steak, nouvelle
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