• Lézarder à deux

     

    (Image: Storme22K de Pixabay)

     

    Il y a quelque chose de nostalgique dans les rayons du soleil d’octobre. Une façon bien à eux de dire « Profite ! Bientôt nous partirons ! »

     

    Et pour profiter, je profitais ! Je venais de marcher une heure environ, sur des sentiers que je connaissais bien et que j’affectionnais particulièrement. L’effort de la montée je l’avais affronté avec une joie déterminée. Je savais ce qui m’attendait…

     

    Ma montagne (oui, j’avais décidé que c’était la mienne, jamais encore je n’avais croisé quiconque ici…) formait en son sommet un plateau rocheux parsemé d’une maigre végétation, et offrait à mon regard émerveillé une vue sublime. Une mer de monts entrecoupées de vallées, quelques mas isolés posés de-ci de-là, des villages perchés dans des endroits invraisemblables, le tout enveloppé d’une paix royale que nul bruit humain ne venait troubler.

     

    Et, surtout, il y avait mon banc…

     

    Pas un banc construit par des mains humaines, une simple pierre plate, adossée à un rocher. Sans aucun doute la plus confortable des assises !

     

    Je posai mon sac et m’y installai avec bonheur. La pierre était tiède, le rocher presque chaud. C’était si bon !

     

    Face au soleil, je fermais les yeux. Au loin le mont Aigoual disparut, remplacé par la lumière orangée de mes paupières. Je demeurais ainsi, songeant avec un certain amusement que ma phobie des lézards ne m’empêchait pas d’aimer lézarder plus que tout !

     

    Soudain, je me sentis observé. J’ouvris les yeux, regardai autour de moi. Personne. Aucun bruit de pas, j’avais dû rêver. Je replongeais dans ma somnolence béate. Toujours la même désagréable impression d’être observé. Cette fois, je le vis. Sur une pierre plate, juste en face de moi, un lézard, les deux pattes de devant écartées, le torse relevé, me dévisageait de ses yeux d’où nul sentiment ne transpirait.

     

    D’un coup, le soleil me sembla moins chaud.

    J’eus même un frisson glacé quand le lézard se mit à me parler :

     

    — Ça te dérange pas de prendre ma place ?

    — Votre place ? Il y a erreur, il s’agit de la mienne ! Je viens souvent ici…

    — Oui, je sais. Quand t’es ici tu te sens en harmonie où je ne sais pas quoi avec le grand ordonnancement de l’univers et patati et patata. Y’a belle lurette que j’ai décodé tes délires ! T’es un marrant toi !

    — Et pourquoi ?

    — Parce que ici, c’est ma place. Ma place au soleil, pas la tienne. La preuve, dans une année, t’y restes combien de temps sur ma pierre ? Trois, quatre plombes ?

    — Davantage ! Je viens bien six fois l’an, je reste une bonne heure à chaque fois…

    — Vendu ! Dix heures par an et c’est bon poids ! T’as une idée du nombre d’heures dans une année ?

    — C’est que je ne peux pas toujours être ici. J’ai des obligations.

    — On y est ! Monsieur à des obligations ! Tu discours, tu fabules, tu jaspines pour rien dire ! La vérité est que ta vie est ailleurs. Ta place aussi. Et puis, t’es pas sérieux, avec ta trouille des lézards, prétendre nous imiter, prétendre lézarder ! Ridicule !

    — Je n’ai pas peur des lézards !

    — Non ! T’es phobique, pire encore !

     

    Sans cesser de me regarder, l’animal avança de deux bons pas dans ma direction. Je me collais au rocher.

     

    — Et là, toujours pas peur ?

    — N… N… Non…

    — Ah ! Ah ! Ah ! Pétochard ! Ça joue les durs à cuire, ça escalade les montagnes et ça a la trouille, les chocottes ! J’ai un cousin à Déols, il m’en a raconté une bien bonne. Que t’avais mis ta cuisine sens dessus dessous à cause de lui !

    — Il n’avait rien à faire dans ma cuisine !

    — De là à tirer le frigo et aller chercher l’aspirateur pour le dénicher sous le meuble où il s’était réfugié ! Il m’a dit aussi que malgré ton artillerie lourde, tu avais plus les foies que lui ! Et t’imagines le traumatisme pour mon cousin ? Il a la phobie des aspirateurs depuis. T’es fier de toi ?

    — Disons que si je devais écrire ma biographie, je ne ferais pas de cet épisode le plus glorieux de ma vie…

     

    Pour me laisser aller à la rêverie, c’était foutu. L’animal ne me lâcherait pas. Il demeurait immobile, continuait de me fixer. Je voyais son torse blanc (mais parle-t-on de torse chez un lézard ?) se gonfler et se dégonfler au rythme de sa respiration. Mais je n’avais aucune envie de lui abandonner ma place au soleil.

     

    — Et si on parlait de vous un peu ? Une place au soleil, qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Et pourquoi vous disputez la mienne ?

    — Ah, tu peux pas imaginer. Le soleil, c’est pas pour la rêverie. Le soleil, pour nous autres animaux à sang-froid, c’est la vie. L’automne est là, bientôt l’hiver. Va falloir se planquer au fin fond des murets. Tu crois qu’il y fait bon ? Tu crois que c’est des palaces ? Des boyaux étroits, des pierres saillantes, et le noir, toujours le noir. C’est pas marrant. Alors quand y’a du soleil, c’est le bonheur. On sort de nos trous, on se choisit une pierre, un rocher. C’est tout un art ! Il faut qu’il soit abrité du vent et en plein soleil. Et moi, tu vois, j’ai choisi cette pierre où tu t’obstines à poser tes fesses.

     

    L’argument se tenait. Après tout, pour moi cette place au soleil n’était pas vitale. Du moins, elle était vitale sans l’être. Vitale, dans la mesure ou j’ai besoin de ces pauses hors du temps, mais si je sautais la pause, je ne mettais pas ma vie en danger. Enfin, il ne me semblait pas. C’était plus complexe… Je pouvais dénicher un autre endroit pour lézarder… Quoique retrouver un banc de pierre et de rocher aussi confortable que celui-ci me semblait une gageure. Et puis rendre cette place au lézard serait une manière élégante de me faire pardonner mon petit coup d’aspirateur…

     

    — Bien… Je comprends… Je vais partir m’asseoir ailleurs, je vous rends votre place…

    — Attends ! Il y a de la place pour deux ! Je ne bouge pas beaucoup, toi non plus, nous ne nous gênerons pas !

     

    L’animal se précipita. En deux bonds il fut sur la pierre. Il s’allongea aussitôt contre ma cuisse et sembla tomber dans un état de contentement béat.

     

    J’étais tétanisé. Contre ma cuisse nue, je sentais la peau froide du saurien. J’aurais dû partir en hurlant, dévaler le chemin, fuir, quitter cette montagne peuplée de monstres sortis tout droit de la préhistoire.

     

    Au lieu de ça, je demeurais assis sans bouger. Par peur dans un premier temps. J’attendis que les battements de mon cœur ralentissent, que ma respiration redevienne normale. Je me risquais à regarder le petit saurien endormi contre ma cuisse. Au fond, il semblait inoffensif. Alors je pris garde de ne pas bouger, mais pour ne pas le déranger cette fois…

     

    Alors que je le regardais, il tourna la tête vers moi :

     

    — On n’est pas bien ? me dit-il, paisibles, à la chaleur, décontractés des écailles… Et on partira quand on aura envie de partir…

     

    À n’en pas douter, j’étais tombé sur un lézard philosophe…

     

    Je reviens souvent dans ce petit coin de montagne… Ma pierre est toujours là. Mon ami le lézard, quand il me voit arriver, se pousse pour me laisser une place. Nous restons ainsi tous deux, à prendre le soleil. Nous ne bougeons pas, nous parlons peu. Nous sommes là et cela nous suffit.

     

    ©Pierre Mangin 2024

     

     

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