• Moi à tous les Âges

     

    Moi à tous les Âges

    J’aime les miroirs, les photos, les autoportraits.

     Ou, devrais-je dire, j’aime les miroirs quand ils renvoient mon image, les photos quand j’en suis le sujet, les autoportraits où je peux me mettre en scène.

     Certains s’agacent, me reprochent de trop m’aimer. Les sots.

     Oui je m’aime ! Oui, j’aime mon image ! Quel mal il y a-t-il à cela ? La beauté sauve le monde. La beauté nous élève. Il se trouve que je suis beau. Et je devrais en avoir honte ? Ô que non ! Ma beauté est la compagne qui ne m’a jamais déçu.

     J’ai tapissé un des murs de mon salon avec des photos de moi. Je les ai comptées l’autre jour, il y en a quatre-vingt-quatorze. Sobrement encadrées. Le sujet seul est important, pas le cadre. Moi à tous les âges, ce mur est ma fierté et je me contrefiche qu’il déconcerte mes invités.

     Moi à tous les âges. J’ai assez peu de photos de mon enfance. La pellicule coûtait cher, mes parents étaient des gens modestes. J’en possède une cependant, dans laquelle j’aime me retrouver. Je dois avoir cinq ans environ, pas davantage. Je suis debout, dans le fond coule la Seine, derrière moi un petit voilier attend d’être descendu à l’eau. Les couleurs sont un peu passées, mais on voit parfaitement ma chevelure bonde et mes traits si fins qu’ils rendaient jalouses les mères du quartier. Je m’interroge en regardant cette photo. Est-ce moi qui ai voulu qu’on me prenne devant ce voilier ? Rêvais-je déjà d’horizons lointains ?

     Moi à tous les âges. Sur une autre je suis adolescent. J’ai été pris à l’improviste. Au pied de falaises, sur la côte normande. À croupetons sur un rocher, mon regard se perd dans les vagues qui se brisent à quelques mètres de moi. La fascination pour la mer ne m’a jamais abandonné. Je m’étonne parfois devant mon physique d’adolescent. Mon visage est gracile, presque féminin. Pour un peu je tomberais amoureux de moi !

     Viennent ensuite mes photos de l’âge adulte. Mes photos d’homme. Sur toutes je suis seul. Je dois en posséder deux ou trois au fond d’un carton où je suis avec mes enfants. Peut-être même en reste t-il une où l’on aperçoit leur mère. Ma femme n’était pas très jolie, mes enfants ont hérité de ses traits. Ils sont plutôt disgracieux. Pourquoi m’afficher avec eux ? Pour ternir la beauté ? Gâcher la photo ? Je n’en vois pas l’intérêt. Sur certains clichés une barbe de trois jours grise mes joues et donne à mon visage une mâle virilité que j’arbore avec une assurance aussi sereine que naturelle.

     S’il est une révolution technologique que j’ai chérie, c’est celle de la photographie numérique. Fini les pellicules si sensibles aux variations de températures, fini l’attente chez le photographe. Je pouvais enfin me prendre en photo et apprécier le résultat à l’instant. J’ai d’ailleurs beaucoup plus d’autoportraits depuis le numérique ! Je me suis pris en photo un peu partout. À la maison, dans mon jardin, en vacances, en déplacement… Cette soudaine profusion me permet d’apprécier au plus près mon évolution. Elle est si lente qu’au quotidien, face au miroir, elle passe inaperçue. Ainsi je peux voir le flou de mon adolescence m’abandonner au fil des ans, au profit de ma solide stature d’homme. Puis d’homme mûr. Les tempes grisonnantes, loin de me vieillir, m’ont apporté une belle sérénité.

     Moi à tous les âges. Sur l’un de ces clichés de l’âge mur, il semble que toute la puissance du monde soit concentrée dans mes yeux. Sa puissance et aussi sa sagesse.

     Plus encore que le numérique, l’avènement du téléphone portable a révolutionné ma vie. Pas vraiment pour téléphoner, je ne suis pas du genre à m’user la voix au téléphone. Non, j’aime l’engin pour son appareil photo embarqué. Une mine de plaisir ! Vive le selfie ! Avec le selfie c’est si simple. Sortir l’appareil de sa poche et hop ! Des selfies j’en ai pris partout. Devant la Tour Effel, les falaises d’Etretat, sur la Place du Capitole, devant  un chalutier qui revient au port, devant les boutiques où je magasine. Et même au boulot, quand je travaillais ! Devant les quais de réception des marchandises, dans l’entrepôt, dans la salle de pause, devant la porte d’entrée de l’usine, devant la machine à café. C’est bien simple, les copains m’avaient surnommé Selfie !

     Le selfie surpasse la photo, et de loin. C’est un état d’esprit. Je visite les musées pour me selfier devant les plus grandes œuvres de tous les temps. Parfois il faut jouer des coudes. J’ai mis deux heures à pouvoir approcher La Joconde ! Deux heures avant de pouvoir enfin me retourner et m’immortaliser devant le fameux sourire !

     Bien sûr tous ces selfies ne sont pas imprimés. Il y en a trop pour le mur de mon salon ! J’en fais des diaporamas que je regarde le soir avant de m’endormir.

     Aujourd’hui je ne prends plus de photos. J’ai recouvert tous les miroirs de la maison d’un tissu opaque. La vieillesse m’a rendu visite. La garce ne m’a pas fait de cadeau ! Elle ne s’est pas contentée de blanchir mes cheveux, elle les a arrachés par plaques entières. Enfoncé mes yeux dans des orbites démesurées, creusé des rides informes… Et bien pire encore. J’ai résisté tant que j’ai pu, continuant selfies et autoportraits coûte que coûte. Aujourd’hui ma main tremble trop pour utiliser mon logiciel de retouche. Les dégâts qu’elle a causés je ne parviens plus à les effacer. J’ai abandonné. Sans toutefois lui donner le plaisir d’assister à ma propre décrépitude.

     J’attends.

     Heureusement il me reste les photos. Les photos de moi.

     Moi à tous les âges…

     

    ©Pierre Mangin 2020

     

     

     

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