• La Source

    La Source

    J’avais tant arpenté ce chemin que chacune de ses sinuosités me semblait gravée dans ma mémoire. De même je revoyais chaque arbre qui le bordait, chaque rocher. Mes plantes de pieds conservaient gravées en elles le moelleux de la terre mais aussi la dureté presque agressive de ses cailloux tranchants.

    Je n’étais pas venu ici depuis plus de trente ans. Peut-être quarante. J’étais jeune alors. Je portais une chevelure épaisse qui me tombait sur les épaules, où que je rassemblais en une longue queue de cheval à l’aide d’un élastique. Aujourd’hui mes cheveux sont épars et gris. Ainsi est faite la vie. On la croit un long fleuve tranquille, elle passe avec l’impétuosité d’un torrent. Qu’importe, j’avais conservé mon âme de jeunesse, mes jambes aussi. Quand le chemin devint étroit au point de se transformer en une sente à peine marquée je continuais de retrouver mes pas au milieu de la végétation dense. J’étais venu si souvent puiser l’eau la plus pure que l’on puisse imaginer. Elle sourdait au creux d’un rocher, avant de disparaître à nouveau sous terre une vingtaine de mètres plus loin.

    Cette source je l’avais découverte par hasard. Elle était située à deux heures de marche du cabanon à flanc de colline que j’habitais à l’époque. Le matin j’avais retrouvé le cabanon. J’avais eu du mal à l’apercevoir tant les épineux le cernaient. La toiture en lourdes lauzes était trouée en de nombreux endroits. J’avais poussé la porte branlante. À l’intérieur c’était la désolation. La cheminée s’était effondrée, un sureau avait élu domicile dans la partie qui me servait de chambre. Son tronc gracile s’élevait jusqu’à un trou de la toiture, son feuillage flottait au-dessus, tel un étendard victorieux. Retrouver le cabanon de ma jeunesse m’avait percé le cœur. Et si sa ruine était l’image de ma propre décrépitude qui s’annonçait inéluctablement ? Alors, pour que mon pèlerinage vers mes années de jeunesse ne se termine pas sur cette sombre note, j’avais décidé de rejoindre la source. Ma source.

    Dans mon sac me restait encore quelques provisions de bouche, et un demi litre d’eau. Suffisant pour effectuer les deux heures de marche. Je rêvais de remplir ma gourde à la source, que son eau limpide agisse sur moi comme un élixir de jeunesse.

    En chemin je m’étais égaré deux ou trois fois. Il me semblait que plus je m’enfonçais dans la forêt, plus mes souvenirs devenaient incertains. À force de ténacité, et après quelques demi-tours opportuns, j’étais enfin parvenu. Je reconnaissais sans l’ombre d’un doute la petite clairière ovale, et, à l’une de ses extrémités, le rocher schisteux d’où l’eau sourdait. Le lit du ruisseau si court marquait encore le sol. Et, malgré l’herbe épaisse, je retrouvai sans difficulté le trou dans lequel l’eau disparaissait. Tout était là, conforme à mon souvenir. Rien ne manquait. Tout était là, sauf l’eau, dont plus une seule goutte ne suintait du rocher… Avec elle c’est un pan entier de ma jeunesse qui venait de disparaître. Comme elle je me sentais sec, stérile. Aride. Déjà un peu mort. Je m’assis, dépité, épuisé soudain. J’avais mis plus de trois heures à rejoindre une source qui n’existait plus. Depuis belle lurette j’avais vidé ma gourde. J’avais soif, j’avais faim. Il me fallait pourtant me lever. Repartir. Combattre ma fatigue, ma peur, ma soif.

    Ou rester assis. Et attendre de finir de m’assécher.

     

    ©Pierre Mangin 2019

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