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    La Rue des Trois Chevreuils (Suite)

    La rue des Trois Chevreuils, c’est d’abord un nom. Un toponyme qui fleure bon la forêt, un toponyme qui fleure bon une nature préservée. D’autres sans doute, diront qu’un tel nom évoque l’automne, l’ouverture de la chasse, les grandes tueries matutinales, les rendez-vous de chasse et les repas pantagruéliques loin des femmes bavasses et des marmots bruyants.

     

    Je ne suis pas chasseur.

     

    Qu’importe ! Chasseur impénitent ou arpenteur bucolique, quand on apprend l’existence d’une rue des trois Chevreuils dans une ville, qui, sans être une mégalopole reste cependant une ville d’importance moyenne, on a qu’une envie : partir à sa recherche, parcourir ses trottoirs,  découvrir ses charmes.

     

    La rue des Trois Chevreuils ne donne pas sur la place Saint-Hubert, pas davantage sur la rue de la Petite Boucherie. La rue des Trois Chevreuils prend naissance à l’angle de l’Allée des Bourguignons et de l’Impasse des Artisans. De là elle prend un essor d’un rectiligne parfait pendant près de cinq ou six cent mètres. Le marcheur qui l’emprunte dans ce sens ne remarquera peut-être pas que la rue des Trois Chevreuils est une rue montante. Ses mollets se chargeront de le lui faire remarquer. Il est à noter que prise dans l’autre sens, la rue des Trois Chevreuils est une rue qui descend. En cela on peut affirmer qu’il s’agit d’une rue à double sens, non pas de circulation, mais de dénivelé.

     

    Le souffle un peu raccourci par l’insidieuse montée, le promeneur attaquera la partie sinueuse de la rue des Trois Chevreuils. Car, à partir du numéro 88 (pour le côté pair de la rue, pour le côté impair la montée rectiligne s’achève devant le numéro 97) la rue des Trois Chevreuils se lance dans une série de méandres lascifs sans jamais cesser pour autant de monter. À ce niveau l’illusion n’est plus possible. L’œil, tout comme les jambes, le constate ; et l’esprit aguerri le devine : la rue des Trois Chevreuils se lance à l’assaut de la colline qui surplombe la ville et en fait son charme.

     

    La rue des Trois Chevreuils est l’une des rues qui constituent ce qu’il est convenu d’appeler l’hyper centre. Les villes, sans doute l’aviez-vous remarqué, ne se contentent plus d’un centre, il leur faut aussi un hyper centre. Le centre du centre en quelque sorte, le saint du saint pour les croyants, le cœur du cœur pour les autres.

     

    L’hyper centre d’une ville concentre en son sein les beautés architecturales, les singularités locales et autres curiosités touristiques. En cela l’hyper centre qui nous occupe aujourd’hui ne déroge pas à la règle. La question légitime qui s’impose est pourquoi, dans ces conditions, la rue des Trois Chevreuils est-elle si peu connue des habitants ?

     

    D’après ce que m’a confié un autochtone, les habitants de la rue des Trois Chevreuils réunis en association et fort de leur nombre, on fait pression sur les constructeurs de GPS pour que leur rue n’apparaisse pas sur leurs cartes. Ceux qui n’habitent pas la rue ont beau protester, l’association des gens de la rue est suffisamment riche pour trouver les bons arguments et convaincre les éditeurs de GPS.

     

    (On a toujours à gagner de converser avec les autochtones. Ils tiennent leur pays, leur province, leur ville, leur quartier ou leur rue en très haute estime ; et sont ravis de partager avec l’étranger les particularités si notables qui font que leur pays, leur province, leur ville, leur quartier ou leur rue sont uniques.)

     

    Plusieurs éléments permettent au promeneur de savoir avec certitude qu’il vient, passé le numéro 88, de pénétrer dans l’hyper centre. D’abord, la rue des Trois Chevreuils abandonne à ce niveau son bitume anthracite pour revêtir des pavés de granit inégaux, qui s’ils ne facilitent pas la marche des dames en talons aiguilles, donnent immédiatement à la rue un cachet ancien fort prisé des touristes. La municipalité, dans un souci de rendre à la rue des Trois Chevreuils son apparence originelle, l’a réhabilitée entièrement au tout début des années 2000. Le bitume, on l’a vu, a été remplacé par des pavés, les trottoirs et leurs caniveaux accolés ont disparu. Pour permettre l’évacuation des eaux de pluie, la rue a été a été dotée de deux pentes légères se rejoignant en son médian. Ainsi la rue des Trois Chevreuils telle qu’on la connaît aujourd’hui à l’apparence qu’elle avait au Moyen Âge. La municipalité, dans sa grande sagesse a cependant conservé à la rue son système d’évacuation des eaux usées, communément appelé tout à l’égout. Ainsi le promeneur du XXIième  siècle peut l’arpenter en toute sécurité, sans risquer de recevoir sur la coloquinte les urines nocturnes d’une famille de quatre ou six personnes. Voire pire.

     

    Deuxième élément permettant au promeneur de savoir avec certitude qu’il vient de pénétrer dans l’hyper centre : la rareté et la cherté des places réservées au stationnement. Dans l’hyper centre tout est fait pour décourager la circulation automobile. Avec un bémol cependant : si les autos n’y sont pas les bienvenues, elles y sont rarement interdites. Le dernier maire portait un projet dans ce sens pour son second mandat. Il s’est vu accusé d’être un passéiste anti voiture lié aux grands trusts écologiques. Il a logiquement perdu les élections. Éliminer les voitures de l’hyper centre est un sujet clivant, c’est à ses dépends qu’il l’a appris.

     

    Dans la rue des Trois Chevreuils, les trottoirs ayant disparu (du moins à partir du numéro 88) l’espace est dit « partagé ». Comprenons bien ce que espace partagé signifie. L’espace partagé est un espace où piétons, cyclistes, planche à roulettistes, trottinettistes et automobilistes sont appelés à vivre en bonne harmonie. On en appelle à leur sens civique, à leur sens du vivre ensemble. En clair, cela veut dire que le piéton, livré à lui-même sans la dérisoire protection que lui offrait le trottoir , devra à chaque instant être d’une vigilance extrême pour ne pas se faire bousculer par une trottinette folle, renverser par un fougueux vélo ou écrabouiller par un chauffard énervé.

     

    La rue des Trois Chevreuils a retrouvé son allure moyenâgeuse, mais le promeneur ne risque plus guère de se faire occire par quelque bande de soudards avinés, ni de se faire trancher la gorge à chaque porte cochère pour se faire dérober sa bourse. Ici les pickpockets sont affables, ils agissent avec une célérité discrète. Les auberges mal famées, les tripots sordides ont été remplacés par des salons de thé, des glaciers, des restaurants gastronomiques, des boutiques de luxe et autres commerces fort accueillants pour les cartes bleues. L’espace partagé permet ainsi au piéton de renouer avec l’esprit de danger et de peur qui habitait son homologue il y de cela six ou sept cents ans.

     

    Tel le torero au milieu de l’arène il pourra effectuer de somptueuses passes tout en admirant d’un œil émerveillé les richesse architecturales que lui offre sans compter la rue des Trois Chevreuils. Hôtels particuliers, hospice aux fenêtres à meneaux, maisons à colombages, seigneurie du Chevalier Robert dont la tour coiffée de dentelures finement ciselées est un joyau du 12ième, sans oublier l’hostellerie de la Duchesse Cunégonde, sise au numéro 20, où l’on dit que Jeanne aurait passé une nuit avant d’aller bouter les anglais hors de France.

    ©Pierre Mangin 2020

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    La Rue des Trois Chevreuils

    Comme tout un chacun il m’arrive de demander mon chemin dans une ville. Et s’il m’arrive de tomber sur des personnes charmantes qui me renseignent avec efficacité, il m’arrive aussi de tomber sur des gens qui ne connaissent absolument pas l’endroit où je me rends.

     Cela se voit à leur mimique. Mélange de surprise et d’incompréhension.

     Après les salutations d’usage et une fois ma question posée, ils laissent entendre un blanc.

     Moi, je sais déjà qu’ils ne savent pas. Je sais aussi qu’ils vont se mettre en quatre pour m’aider.

     — La rue des Trois Chevreuils vous dites ?

     Oui, c’est bien de celle-ci dont il s’agit, pas de la rue des Trois petits Cochons…

     Mon interlocuteur fait la moue. La rue des Trois Chevreuils… C’est une colle. On dirait un candidat qui aurait franchit brillamment toutes les étapes d’un jeu télé avant de flancher bêtement sur la question à mille euros. Ou un aspirant bachelier interrogé sur l’unique partie du programme dont il aurait fait l’impasse durant ses longues semaines de révision.

     Je voudrais m’éclipser, reprendre mes recherches, aller de l’avant. Mais en face de moi l’homme (ou la femme, j’ai eu à maintes reprises l’occasion de le constater : ce genre de comportement ignore les frontières du sexe), disons donc la personne en face de moi ne veut rien lâcher. Je lui ai demandé un renseignement. Elle me renseignera coûte que coûte. C’est en général le moment où elle se lance dans des associations d’idées :

     — La rue des Trois Chevreuils… Ce n’est pas du côté de la place Saint-Hubert ?

     Chevreuils, Saint-Hubert… Facile !

     Il arrive que la personne à qui je demande mon chemin ne soit pas seule. Alors j’ai en face de moi deux belles âmes qui ne connaissent pas l’adresse où je me rends mais qui ont décidé de m’aider.

     Et là c’est terrible.

     Car bien sûr, ils sont deux à se lancer dans les associations d’idées.

     — Mais non ! La rue des Trois Chevreuils elle doit donner sur la rue de la Petite Boucherie ? N’est-ce pas monsieur, elle donne sur la rue de la Petite Boucherie ?

     J’ai bien envie de répondre que si je savais où donne la rue des Trois Chevreuils, peut-être n’aurais-je pas eu besoin de demander mon chemin… Mais au fond ces personnes se décarcassent pour moi, elles m’offrent de leur temps. C’est inutile, inefficace, ça ne m’aidera pas, mais c’est gentil.

     Alors je ne dis rien.

     Je subis encore une bonne dizaine de minutes leurs supputations aléatoires tout en essayant de remercier et de m’éclipser.

     Le salut vient parfois d’un passant.

     — Ah ! Voici un passant. Allons lui demander, déclare d’autorité mon interlocuteur.

     Car mon problème désormais c’est aussi le sien. Si la rue des Trois Chevreuils existe, il la trouvera !

     À cet instant deux options sont possibles.

     La première, miraculeuse, le passant connaît la rue des Trois Chevreuils. Il m’indique le chemin en termes précis, compréhensibles. Je remercie avec chaleur tout le monde et je m’échappe. Bien sûr, il s’agit d’un miracle. Et je n’y crois pas trop.

     La seconde option, le passant n’a jamais entendu parler de la rue des Trois Chevreuils. Mais refuse de me laisser sans aide.

     Alors se forme un groupe sur le trottoir. Un groupe de bonnes volontés infructueuses, avec moi au milieu, impuissant, vaguement désespéré. Qu’avais-je besoin de demander la rue des Trois Chevreuils ? Ne pouvais-je pas demander le boulevard du Général De Gaule ? Tout le monde connaît le boulevard du Général De Gaule. Alors que la rue des Trois Chevreuils… Je l’avais bien cherché !

     Soyons honnête. Ce genre de mésaventure n’est pas systématique. Il arrive aussi que la personne à qui je demande mon chemin sache me renseigner.

     — La rue des Trois Chevreuils ? Je connais très bien ! D’ici c’est facile. Vous retournez sur vos pas vous prenez la troisième à gauche puis vous tournez deux fois à droite vous verrez une maison avec des géraniums aux fenêtres vous continuez tout droit encore quarante-huit ou cinquante-deux mètres au rond point vous prenez la rue de droite mais pas tout à fait la droite mais pas non plus à gauche vous trompez pas puis vous longez un parc enfin c’est pas tout à fait un parc vous verrez après le chêne à deux troncs vous obliquez mais n’ayez pas peur d’obliquer hein vous obliquez à gauche toute puis la troisième non la deuxième attendez non c’est la quatrième à droite la suivante à gauche encore à droite et deux fois à gauche et vous êtes arrivé. Vous voyez, c’est pas compliqué !

     Un peu sonné je remercie. Avant de repartir je prends un temps pour respirer…

     Le printemps dernier, dans une petite ville où je me rendais pour la première fois, j’ai cherché mon chemin à l’aide de mon smartphone. Une application GPS que les enfants m’avaient incité à télécharger. Je me revois marchant dans les petites rues de cette cité de caractère, téléphone en main, suivant ses indications pas à pas. Une efficacité redoutable. Le GPS ne s’est livré à aucune association d’idées. Il ne m’a pas non plus saoulé d’explications incompréhensibles. Il m’a guidé à l’exact endroit où je désirais me rendre. Et par le chemin le plus court encore !

     Mais tout ça ne vaut pas la chaleur d’explications confuses, la poésie d’associations hasardeuses et la gentillesse d’inconnus abordés dans la rue…

     

    ©Pierre Mangin 2020

     

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  • C’était comme un vent. Une bise venue du Levant.

    Une bise glaçante, acérée. Une bise qui soufflait la mort, la peur, la désolation.

    Et le vent a forci. Il a gonflé ses voiles pour parcourir le monde.

    Il ne se cachait plus, ne dissimulait plus son impitoyable malveillance.

    Au mépris des frontières, au mépris des océans, il parcourait la terre, balayait les continents, laissant derrière lui des villes fantômes.

    Les grands de ce monde se réunissaient. Fermaient leurs frontières. Mais que peut une frontière contre un vent cruel et fourbe ?

    Les grands de ce monde gesticulaient.

    Et puis ils ont compris.

    Alors ils ont dit.

    Alors ils ont dit on arrête tout.

    On ferme tout.

    Ils ont dit stop. Stop, ne gardons que l’essentiel.

    Ils ont dit restons chez nous. Ils ont dit restez chez vous.

    Les unes après les autres les villes se sont tues. Les campagnes se sont assoupies.

    Alors le vent a cogné contre les portes closes. Alors le vent s’est insinué dans les interstices.

    Le vent réclamait sa dose d’hommes. Sa dose de femmes.

    Le vent réclamait sa dose de mères, de pères, d’enfants, de sœurs, de frères…

    Le vent s’est mis à souffler si fort qu’il a fallu sortir les malades des hôpitaux. Pour y faire entrer d’autres, qui arrivaient toujours plus nombreux.

    Les grands de ce monde disaient ce n’est pas juste. Il n’y a pas eu de déclaration de guerre. Les conventions de Genève ne sont pas respectées.

    Le vent se fichait des conventions. Le vent poursuivait son œuvre, sautant d’un continent à l’autre, jouant à saute-mouton avec les mers et les montagnes…

    Alors des femmes, des hommes vêtus de blouses blanches sont partis sur le front. Comme avant eux leurs aïeux, on les a envoyés en première ligne, sans trop savoir combien allaient tomber. Sans trop savoir comment lutter contre la violence aveugle de ce vent qui ne respectait rien. Ambulanciers, infirmières, infirmiers, brancardiers, médecins, aide soignant… Ils n’ont pas regimbé. D’un pas décidé à défaut d’être joyeux ils sont partis se battre.

    Ils n’avaient pas toujours le matériel pour se protéger de l’ennemi. Ils y sont allés quand même.

    Comme leurs aïeux envoyés sur les champs de bataille des dernières guerres, ils savaient que tous n’en reviendraient pas…

                                                                                  ©Pierre Mangin 2020

     

     

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