• Le Vieux Marcheur

    Du plus loin que je me souvienne j’ai toujours aimé marcher. Ô, il y eut un temps où la marche me faisait peur. J’étais alors un tout jeune enfant et ne maîtrisais pas encore la station debout, je me contentais de trotter à quatre pattes. Il se peut aussi qu’un jour futur, que j’espère le plus lointain possible, la marche me terrorise à nouveau. Mais alors c’est que j’aurais perdu ce sens de l’équilibre chèrement acquis à l’époque de ma prime jeunesse. Tout comme lorsque j’avais à peine un an la marche m’angoissera. Et pour les mêmes raisons : la peur de la chute. La différence est qu’à un an on est beaucoup plus souple, beaucoup plus mou qu’au vieil âge, et qu’alors une chute pourra se révéler beaucoup plus dangereuse. Je n’en doute pas, la vie se chargera de m’enseigner ces petites subtilités.

    Une chose demeure : entre ces deux temps de mon existence, j’aurais aimé la marche plus que tout autre chose.

    Marcher, c’est l’éloge de la lenteur. C’est faire un avec la nature. Sentir sur sa nuque la chaleur pesante du soleil, sentir sur ses reins la froide humidité d’une pluie d’automne. Marcher, c’est respirer au rythme de ses pas. Languir après un méandre du chemin pour découvrir un nouveau paysage. Marcher, c’est gravir en soufflant un sentier de montagne. Dévaler en riant après avoir atteint le sommet. Marcher, c’est saluer des inconnus. Lier connaissance, partager un verre d’eau ou une pitance offerte avec le cœur. Marcher, c’est succomber à la gourmandise des fruits des bois, des vergers que l’on longe, des eaux pures des torrents. S’asseoir au pied d’un pommier et regarder s’écouler le temps. Marcher, c’est parler avec une vache rencontrée le long d’un pré. Caresser la nuque d’un âne, flatter la croupe d’un cheval. Marcher, c’est avancer à la vitesse de l’escargot, s’émerveiller de voir les paysages défiler avec une majestueuse indolence.  Se laisser surprendre par des vues inoubliables. Marcher, c’est nourrir son corps d’odeurs, de souffles, du chant unique de la nature. Des caresses des herbes folles sur ses mollets. Marcher c’est sentir ses muscles, ses articulations. C’est se coucher le soir, harassé et heureux. C’est tout cela marcher.

    Et bien plus encore.

    Marcher c’est vivre au rythme de la nature. Souffrir aussi parfois. Des brûlures du soleil l’été, des morsures du gel l’hiver. C’est sentir les lanières du sac à dos mordre les épaules. C’est les pieds qui regimbent à aller plus loin, les jambes qui disent leur lassitude, le dos qui réclame un lit.

    Marcher c’est la richesse de s’asseoir sur un banc pour manger. Le dos bien calé, mastiquer en regardant le long défilé des montagnes. Ou en se laissant bercer par l’incessant ressac. Un banc, pour le marcheur, c’est le confort absolu. 

    Vous avez remarqué ? Des bancs, on en trouve partout. En ville, le long des grands boulevards, dans les jardins publics, mais aussi en pleine campagne. L’autre jour je marchais depuis plus d’une heure sur un chemin de montagne quand j’ai rencontré un banc. Un banc massif, conçu avec des traverses de chemin de fer posées sur de lourdes pierres. Qui a eu l’idée de poser un banc ici ? Qui a fait l’effort d’apporter les traverses jusqu’à ce lieu loin de tout ? Qui a participé à sa réalisation ? Qui vient s’y asseoir ? Pour la dernière question j’ai un début de réponse : moi, je m’y suis assis. Réponse bien incomplète, j’en ai conscience. Le banc et le marcheur vivent une histoire d’amour. Après la surprise de la rencontre, ils s’apprivoisent, s’aiment et se quittent. Le marcheur pour un autre banc, le banc pour un autre marcheur. Il arrive parfois que cette histoire d’amour se prolonge dans le temps. Alors le marcheur retourne voir le banc, comme on va voir une ancienne maîtresse pour laquelle on a conservé de l’affection. Et le banc soupire après son marcheur, l’attend, l’espère. Ils s’aiment à nouveau, pour quelques minutes, à l’image d’un coït furtif et passionné, ou pour une heure, voire davantage, à l’image d’une longue  et tendre étreinte. Le marcheur repart ensuite vers sa vie. Le banc demeure, impavide devant le défilement des saisons, insensible, du moins en apparence, aux éléments qui ne manquent pas de s’abattre sur lui. Les outrages du temps finiront par l’atteindre. Peinture écaillée, armature rouillée, bois vermoulu… Les outrages du temps n’épargneront pas le marcheur non plus. Au fil des ans il ira moins loin, il ira plus lentement. Jusqu’au jour où il s’aidera d’une cane pour marcher. Troisième jambe sonore qui annoncera sa venue telle la crécelle du pestiféré au moyen-âge. Dès son plus jeune âge le banc est habitué à rester sur place. La vieillesse venue, le marcheur s’habitue mal à réduire ses ballades jusqu’à la portion congrue. Un jour le seul banc à qui il rendra visite, c’est celui qui trône au pied de sa maison.

    Ou celui de l’hospice où ses enfants bienveillants l’auront installé pour son bien, sa sécurité.

    Le Vieux Marcheur

     

    ©Pierre Mangin 2018

     

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  • Elle était assise dans son grand fauteuil bleu, la tête bien calée entre deux coussins recouverts de dentelle, une pièce de tissu sur les genoux. Elle le faufilait en râlant gentiment après les hommes qui prennent si peu soin de leurs vêtements :

    — Dans une maison il y a toujours quelque chose à ravauder. Surtout si vous avez un citoyen comme le mien qui ne cesse de faire des accrocs à ses chemises !

    En réalité ses longues mains osseuses trituraient un carré de tissu. Un de ces carrés de soie qui fut autrefois un mouchoir. Elle le prenait entre le pouce et l’index, le passait dans sa paume à moitié fermée, puis le froissait, le défroissait inlassablement avant de le plier avec soin et de recommencer.

    Grand-père m’avait prévenue :

    — Ça lui rappelle le temps où elle était couturière…

    Je le sais. Mina n’avait pas son égale pour reconnaître la qualité d’un tissu. Enfants, quand nous venions la voir, si nous portions un nouveau vêtement il fallait qu’elle en caresse l’étoffe, qu’elle la fasse rouler entre ses doigts avant même de nous embrasser. Depuis longtemps elle ne cousait plus. Elle était bien incapable d’enfiler un fil dans le chas d’une aiguille, bien incapable même de tenir une aiguillée. Mais, au fond d’elle, elle conservait intact la passion du tissu, l’amour du « porter beau ».

    Mina est partie. Elle se tenait là, au milieu de nous, et pourtant elle demeurait ailleurs. Absente. Loin. Il y a deux ans déjà le toubib avait lâché le mot :

    — Votre grand-mère souffre de sénilité.

    Devant nos mines effarées il avait aussitôt rajouté :

    — De sénilité légère…

    Sénilité, débilité, absurdité… Plusieurs jours durant nous avions chuchoté ce nom, comme s’il s’agissait d’une maladie honteuse. Sénilité… La vie qui s’enfuit sans se l’avouer, l’intelligence qui s’effrite à la manière d’un muret de pierres sèches fatigué par des décennies de lutte contre vents et tempêtes. Grand-père cherchait à panser notre souffrance et nos peurs. Cherchait les mots pour nous consoler :

    — Souvenez-vous les enfants. Sénilité rime avec banalité. Nous sommes de vieilles gens maintenant, presque des vieillards. Ne protestez pas ! Jour après jour notre corps nous le rappelle. Il refuse de nous obéir, invente mille et une tracasseries pour nous rendre la vie impossible. Au moins votre grand-mère ne se rend plus compte de cette déchéance qui nous guette et qui finira par nous rattraper.

    Piètre consolation en vérité…

    Elle était assise dans son grand fauteuil bleu et nous regardait, une lueur de malice au fond des yeux. Nous, c’est François, mon mari, son gendre affectueux qu’elle appelle désormais monsieur, et moi, sa petite fille chérie qu’elle reconnaît une fois sur trois.

    — C’est un tortillard, bien sûr. Mais vous verrez, les paysages sont superbes. Il faut dire que nous traversons la Cordillère des Andes. Je crois bien que c’est la ligne de chemin de fer la plus haute du monde. Enfin, pendant longtemps elle l’a été. Il parait que les chinois ont construit une voie ferrée encore plus haute. Ils sont très forts ces chinois ! Mais je ne l’ai jamais pris ce train. Jamais. Enfin je ne suis pas sûre. À mon âge la mémoire fait parfois défaut. Ce que je sais c’est que nous serons à Huancayo en douze heures. Mais où ai-je donc mis ma valise ?

    Pour ça aussi Grand-père m’avait prévenue :

    — Depuis un mois ta grand-mère se pique de voyages… Elle qui n’a jamais aimé bouger la voilà qui parcourt le monde. L’autre soir elle est descendue au terminus, à Pékin figures-toi. Et elle cherchait désespérément un bureau où changer ses devises…

    Elle était assise dans son grand fauteuil bleu et lançait maintenant des regards inquiets à travers la pièce. Toujours à la recherche de sa valise.

    — Elle est là Mina… Regarde, juste à tes pieds !

    — Suis-je bête ! Je l’ai posée il y a cinq minutes. Merci madame ! Vous êtes bien mignonne.

    Aujourd’hui je suis « madame ». Alice a disparu, elle s’est volatilisée au profit d’une inconnue rencontrée sur un quai de gare, à l’autre bout du monde. Et la petite fille en moi refuse d’admettre. Elle voudrait hurler sa douleur, pleurer, se jeter dans les bras de sa grand-mère et lui crier « Mina ! C’est moi ! Alice, ta petite fille ! », lui ouvrir les yeux et lui dessiller l’âme… Je ne dois pas pleurer, elle ne comprendrait pas mon chagrin. Aujourd’hui je ne suis qu’une madame. Une madame mignonne. Et c’est ce mignonne qui m’émeut, me permet d’escamoter ma détresse. Ce mignonne qui orne mon visage d’un sourire… Que puis-je t’apporter de plus Mina ? Ma chère Mina, si tu savais comme je t’aime…

    D’un geste de la tête elle désigne sa valise fantôme et continue sur le ton de la confidence :

    — J’ai une tomme de brebis et une miche de pain à la farine de maïs. Je suis gourmande comme pas deux ! Vous mangerez avec moi ? Parce qu’il ne faut pas compter sur un wagon restaurant. Nous ne sommes plus dans l’état de New York ! Ici les casse-croûtes sortent des balluchons, on s’échange les victuailles, on parle, on rit. C’est pittoresque. Dites, vous mangerez avec moi ? Vous pensez, toute une tomme de brebis, j’en ai bien trop !

    J’ai promis. Mina était ravie. D’ailleurs c’était l’heure de passer à table.

    Elle a mangé en silence, concentrée sur sa mastication, l’air absent. Où était-elle ? Dans un compartiment bondé, quelque part au Pérou, entourée d’Indiens vêtus de ponchos multicolores, bercée par la musique d’une langue inconnue ?

    Au fromage elle est sortie de sa torpeur :

    — Regardez ! Un troupeau de lamas !

    Par la fenêtre de la salle à manger nous avons vu passer une famille endimanchée. Mina resplendissait du bonheur d’avoir assisté à un spectacle magnifique.

    Comme toujours après manger elle s’assoupissait. Assise dans son grand fauteuil bleu elle luttait, elle luttait contre le relâchement de son corps.

    — Quand on a la chance de voyager au milieu de paysages aussi somptueux, on ne dort pas ! On ouvre grands les yeux et on engrange, on engrange !

    J’ai pris sa main dans la mienne, sa main ridée, sa main décharnée, sa main qui ne sait plus travailler.

    — Mina, si tu dormais ne serait-ce que vingt minutes, ou même dix minutes, dix petites minutes ? Après tu profiterais mieux de tous ces paysages qu’il te reste à découvrir, de tous ces pays qu’il te reste à visiter.

    Elle m’a sourit, soulagée :

    — Vous avez raison. Je vais suivre votre conseil. Et puis avec tous ces chaos, je ne risque pas de dormir trop longtemps. Ce tortillard n’est pas l’Orient Express avec ses sleeping rooms de luxe !

    Elle était assise dans son grand fauteuil bleu et elle dormait. Apaisée, le souffle régulier, elle semblait détendue. Dominait-elle la Cordillère des Andes ou s’était-elle embarquée pour une autre destination ? De rage j’ai pensé « Quelle dorme tout son saoul ! Réveillée ou endormie, je n’ai plus de grand-mère, qu’est ce que ça change ? » Je m’en voulais d’avoir d’aussi cruelles pensée. Après tout si Mina était heureuse à voyager ainsi dans sa tête… Son inertie forcée elle la compensait dans ses rêves de trains, de contrées exotiques, de gares du bout du monde. C’est seulement Alice, la petite fille, qui se lamente d’avoir perdu sa grand-mère.

    Elle s’est réveillée après deux bonnes heures de sieste. Détendue, calme, sereine. Dès qu’elle m’a vue son visage s’est éclairé :

    — Alice ? Tu es là ? Pourquoi ne m’as-tu pas réveillée ? Viens que je t’embrasse !

    Merci Mina de revenir un peu avec nous. Merci d’embrasser ta petite fille encore une fois. Oh, je le sais, bientôt tu t’inquiéteras à nouveau des horaires, tu t’affoleras à l’idée de rater une correspondance, tu pesteras après la vétusté des réseaux de tel ou tel pays, tu te renseigneras des préavis de grève. Mais en attendant tu es là, tu m’appelles « ma petite chérie », tu grondes ton homme qui n’a pas encore sorti quelques pots de confiture pour que je puisse repartir avec. Tant pis si ça fait dix ans que tu ne peux plus faire de confiture, tant pis si ça fait dix ans que Grand-père se contente de nous inviter à venir nous même cueillir les fruits du jardins pour en faire ce que bon nous semble. Tant pis. En attendant je profite de toi, en attendant j’engrange comme tu le dis si bien.

     

    Sitôt à la maison j’ai voulu vérifier quelque chose. J’ai allumé l’ordinateur et me suis empressée d’aller sur Internet. Rapidement j’ai trouvé ce que je cherchais. Il y a bien un train qui traverse la cordillère des Andes. Ce que je découvre est troublant. J’appelle François.

    — Sais-tu qu’au Pérou le train de la sierra relie Lima à Huancayo en exactement douze heures ? Et que très longtemps cette voie de chemin de fer a été la plus haute du monde, avec un pic à Ticlio situé à plus de quatre mille huit cents mètres ? Mais qu’en 2006, pour désenclaver le Tibet, le gouvernement chinois a inauguré une ligne plus haute encore ?

    J’étais à la fois surprise, intriguée d’avoir déniché ces infos. Presque inquiète. François m’a regardée, visiblement troublé lui aussi.

    — Où va-t-elle chercher tout ça ?

    Mystère…

    — Elle a dû le lire, ou regarder des reportages à la télé et enregistrer pleins de choses sans seulement s’en rendre compte. C’est curieux cette passion des voyages pour quelqu’un qui n’aime pas bouger, non ?

    — Je relativise ce que dit Grand-père. C’est peut-être lui qui était casanier. Il a toujours eu du mal à s’éloigner de son jardin. Alors elle, pour lui faire plaisir, ne trouvait rien de meilleur que de rester chez soi. Oh, elle devait le croire sincèrement. Mais aujourd’hui elle n’a plus toute sa tête et ses désirs de voyages ressortent d’une drôle de façon… Il faut se faire une raison. Mina est déconnectée de la réalité et ça ne va pas aller en s’arrangeant.

     

    J’avais tenu à revenir rapidement. Depuis plusieurs mois déjà je ne pouvais plus la voir sans m’empêcher de songer que c’était peut-être la dernière fois.

    Elle était assise dans son grand fauteuil bleu et nous regardait d’un air bienveillant. Elle nous avait salué d’un « Bonjour messieurs dames ! Le train est bondé aujourd’hui. C’est normal, il fait si beau, les gens veulent aller à la mer. »

    Dehors décembre soufflait son vent humide et froid dans une campagne désolée.

    Elle était assise ans son grand fauteuil bleu. Un peu de sa beauté d’antan transparaissait à travers son masque blême et ses traits tirés par la maladie et les puissants traitements. Sereine pourtant, elle roulait vers une destination connue d’elle seule. La mer et l’horizon sous un ciel d’azur. Elle refusait l’hiver précoce et s’extrayait de l’épais brouillard givrant qui, chaque matin, recouvrait les près et les collines. À son âge, n’en avait-elle pas le droit ?

    Mina voyageait au gré de ses humeurs ou de son cerveau étiolé, nous ne le saurons jamais. Grand-père était là, lui. Présent. Nos visites il les attendait, les espérait. Fidèle à lui-même, jovial et philosophe, jamais il ne se plaignait, jamais il n’exprimait de regrets. Mais je voyais la tristesse voiler parfois son regard. Une fois, une seule fois il s’était confié :

    — Je ne peux plus avoir de conversation avec elle. Elle ne me parle que de ses trains ! Hier elle m’a houspillé. Elle trouvait que je lambinais et avait peur que je lui fasse rater le départ. Toute la soirée elle a pesté après moi ! Soi-disant je l’avais obligée à courir et à sauter sur le marchepied au risque de se briser une jambe. Bien sûr ce matin elle ne se souvenait de rien…

    Je suis repartie le cœur gros. De tout l’après midi Mina n’a pas quitté sa banquette. Une place près de la fenêtre pour ne rien perdre… Sa petite fille Alice n’était pas là. Elle n’était qu’une dame, une voisine de compartiment avec qui elle a fait la conversation. Ces trajets sont si longs… Et la petite fille en moi se rebellait, voulait crier à l’injustice…

     Grand-père nous attendait sur le pas de la porte.

    — Ta grand-mère avait tellement hâte de partir qu’elle a fini par le prendre son foutu train !

    Il a réprimé un sanglot, écrasé vivement une larme.

    — Et moi, comme un imbécile, je suis resté sur le quai…

    J’ai pris Grand-père dans mes bras. Et j’ai dit des bêtises. Plein de bêtises. Que c’était mieux ainsi, qu’elle n’avait pas souffert, qu’elle se reposait maintenant. Des trucs idiots qu’on dit dans ces cas là et qu’il faut pourtant dire, de ces banalités profondes qui réchauffent les cœurs.

    J’ai gardé les yeux secs. Mina était partie et c’était bien ainsi.

    Ce n’est que trois jours plus tard. Nous revenions de la cérémonie. J’ai vu son grand fauteuil bleu. Vide. Désespérément vide. J’ai été prise de hoquets et j’ai pleuré, pleuré… Toute la tendresse de François n’y changeait rien. Oh, Mina… Se peut-il que tu me manques tant ?

    ©Pierre Mangin 2016

    (Première publication in « Vite j’ai un Train à prendre » ; Edition Du Roure 2009)

     

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  • A la manière de... Fred Vargas

     Le commissaire Magrasse alluma son ordinateur. Une vieille bécane poussive bonne à figurer dans un musée des hautes technologies. Face aux innovations high-tech, il se sentait toujours un peu dépassé. Son vieux coucou lui convenait, jamais il n’avait songé à le changer. Magrasse était dans ses pensées. Il ne savait pas trop lesquelles. Ses pensées, il avait l’habitude de les accueillir comme elles venaient, sans chercher à les organiser. Encore moins à les discipliner.

    Magrasse songeait à Gardal. Son adjoint. Il l’avait senti agacé, énervé. Gardal n’aimait pas les méthodes de son supérieur. Mais il ne s’agissait pas de méthodes. Gardal s’était énervé quand Magrasse avait évoqué les sources de la Seine, au mont Gerbier des Joncs.

    — Le plateau de Langres, avait coupé son adjoint.

    — Quoi le plateau de Langres ?

    — La Seine prend sa source au plateau de Langres.

    — Et le Mont Gerbier des Joncs alors ?

    — C’est la Loire qui prend sa source au Mont Gerbier des Joncs.

    — Vous êtes sûr, Gardal ?

    C’est peut-être ça qui l’avait agacé. Qu’on mette sa parole en doute.

    — Oui j’en suis sûr, commissaire, avait-il répondu piqué au vif. Et vous aussi vous devriez le savoir. Mais vous n’avez aucune culture.

    Cela, Magrasse le savait. Ce n’est pas qu’il ne s’intéressait pas. Mais les informations glissaient sur lui, il n’avait pas le temps de les retenir qu’elles étaient déjà enfuies. En revanche Gardal les accumulait. Les stockait dans son cerveau. Et les ressortait dès qu’on lui demandait. Il devait y avoir sous son crâne un nombre infini de choses. Un capharnaüm hétéroclite, un souk gigantesque où le monde entier tiendrait. À la réflexion c’était plutôt inquiétant.

    L’écran de l’ordinateur passa du noir au bleu, puis revint au noir. Enfin, tout en haut, à gauche, un petit tiret se mit à clignoter. C’était bon signe. En effet, moins de trois minutes plus tard l’ordinateur était allumé. Restait à Magrasse à se connecter sur Internet.

    Le commissaire n’aimait pas avoir quitté Gardal chafouin. C’était un bon flic, Gardal. Et il était décidé à lui montrer qu’il appréciait toutes ces choses un peu étranges qu’il conservait dans son cerveau. Décidé à s’intéresser à la culture. Le problème est qu’il ignorait par où commencer. Son grand-père était fier de cultiver lui-même ses pommes de terre. Et tout un tas d’autres légumes. De vieux légumes oubliés. Si oubliés que Magrasse avait oublié leur nom. Gardal ne les aurait pas oubliés lui. Il n’oubliait jamais rien. Le commissaire regarda longuement la page d’accueil du moteur de recherche avant de se décider à taper ce simple mot : culture.

    Le résultat de sa recherche l’affola un peu. Plus de quatre millions ou quatre milliards ou quatre cent milliards de milliards de réponses… Avec autant de chiffres, le commissaire n’était plus très sûr de lui. Un sacré tas de pages Web consacrée à la culture, ça c’était sûr. Bien plus qu’il ne pourrait jamais en lire. Quant à les retenir il n’y songeait même pas. Vaguement désespéré il allait abandonner quand un site attira son attention. Celui du ministère de la culture. Il aurait dû y penser plus tôt, la culture c’est du sérieux, pas le genre de truc à confier à n’importe qui. C’est tellement sérieux la culture, qu’elle a son ministère dédié ! Et un ministre de tutelle, pas un sous-fifre secrétaire d’état. De plus, en ce moment le ministre de la culture est une femme. Plutôt jeune et plutôt jolie[1].  Pas un vieux barbon rasoir et pontifiant. Un sourire furtif éclaira le visage mal rasé du commissaire. Il déplaça sa chaise pour que son dos puisse suivre au plus près la course du soleil à travers les vitres de l’appartement. Tout cela était du meilleur augure. Gardal serait content.

    En cliquant sur l’organigramme du ministère, le commissaire apprit que la ministre n’était pas seule à y officier. Elle avait avec elle un directeur de cabinet, des directeurs adjoints de cabinet, des chefs de cabinet, des chefs adjoints de cabinet, des chefs de projets, des superviseurs, des conseillers, des conseillères. Et, on pouvait l’imaginer, une palanquée de secrétaires, de personnel technique, d’agents de service, de responsables café. Ceux-là n’étaient pas assez importants pour figurer dans l’organigramme. Ce sont les petites mains de la culture, celles sans qui le travail n’avancerait pas mais qui sont indignes d’être présentées au grand public. N’empêche, l’organigramme c’est chouette. Dans la rubrique carrière, Magrasse apprit encore que la ministre possédait une double casquette professionnelle. Une sacrée casquette capable de la prémunir de tous les coups de soleil possibles et inimaginables. Professeur de lettres et écrivain. Professeur de lettres, c’est bien. Un peu commun peut-être. Mais écrivain ! Etre capable de s’asseoir pendant des heures et des heures pour noircir des feuilles et des feuilles avait toujours impressionné le commissaire. Lui, les feuilles, c’était pour griffonner. Des croquis, des dessins incertains, des esquisses aléatoires. Ecrire un bouquin, l’idée ne l’avait jamais effleuré. Sa découverte le tourneboulait. Ecrivain, ce n’était pas rien. Comme Malraux ? Magrasse n’avait jamais lu ses livres mais il se souvenait de sa voix chevrotante et des maisons de la jeunesse et de la culture. C’est vrai, Aurélie n’était pas encore prête à remplir six volumes de la prestigieuse édition La Pléiade, d’accord. Mais deux romans, c’est un début.

    Magrasse eut la tentation de rechercher ce que la ministre avait bien pu écrire. Il y céda sans tenter de résister. De lien en lien, de clic en clic, de fil en aiguille, il trouva quelques extraits. Toujours les mêmes. Quelques pages croustillantes de « Un Homme dans la poche[2] », comme si le reste n’intéressait personne sur la Toile. Magrasse s’éparpillait. Papillonnait. Son esprit suivant le cours indocile de ses recherches, il passait du coq à l’âne. Il dut faire un effort pour se concentrer à nouveau sur le sujet qui l’intéressait : la culture. Sur la page d’accueil du ministère se trouvait, comme dans les quotidiens,  ne rubrique « À la Une.» « C’est pratique ça, une Une », songea le commissaire. « C’est un peu une synthèse, un raccourci pour aller à l’essentiel sans se laisser perturber par des futilités. Comme de chercher ce qu’a bien pu écrire notre ministre. » Le commissaire pensait ça sans conviction. En règle générale il n’empruntait guère les raccourcis et s’intéressait davantage aux futilités qu’aux choses essentielles. Au commissariat c’est ce que lui reprochait son équipe. En silence toutefois, c’était lui la patron.

    En Une donc, « L’Histoire de trois tableaux volés par la nazis. » « C’est intéressant ça », pensa Magrasse. « On dirait le synopsis d’un polar. Sûr que Gardal se régalerait. » À la réflexion ce n’était pas une bonne idée de lancer son adjoint sur les tableaux volés restitués à leurs propriétaires. Gardal serait intarissable. Il inonderait son interlocuteur d’informations sur le peintre flamand Joos de Momper (1 564 - 1 635), auteur d’un magnifique Paysage montagneux. Il ne tarirait pas sur ce Portrait de femme du XVIIIe siècle dont on n’était sûr ni du modèle, ni du peintre. Enfin l’encyclopédie vivante qu’est Gardal concocterait un exposé bourré d’anecdotes sur la Vierge et l’Enfant, copie d’après Lippo Memmi, l’un des Primitifs italiens, ou un artiste de son cercle. Le commissaire était fatigué d’avance en imaginant son adjoint lui détailler avec force détails l’histoire des musées ayant accueilli un temps ces œuvres avant les demandes en restitution faites par les ayant droits des personnes spoliées. Le deuxième sujet de la Une laissa le commissaire perplexe. « Comment la poésie vient aux enfants. » Il y était question, entre autres, d’une tanagra, reproduction d’une statuette de l’Egypte antique. « C’est certain », dit Magrasse à voix haute en fermant la page, « aborder Gardal en lui parlant des statuettes égyptiennes, ça l’impressionnerait. » Hélas, le mot disparu de sous ses yeux, il ne savait plus s’il s’agissait de tangra, de tamara, de tétram ou de tantram. Et l’imprécision plongeait Gardal dans des abîmes de désolation. D’ailleurs, au commissariat, la poésie c’était l’affaire de Reyvance, pas celle de Gardal.

    Restait la troisième et dernière Une. Une formule choc, la quintessence de la Une coup de poing : « Dix ans après sa mort, Nougaro est toujours vivant. » Des morts, Magrasse en avait vu beaucoup. Des mutilés, des amochés, des scarifiés, des suicidés, des qu’on avait suicidés, des noyés, des empoisonnés, et même des étouffés à la mie de pain. À leur sujet le commissaire n’était sûr que d’une seule chose. Et c’est qu’ils étaient morts, bien morts. Et qu’aucun d’entre eux n’était revenu à la vie.

    Dehors le soleil avait disparu. Le ciel de Paris charriait de lourds nuages. « Avec un peu de chance, il pleuvra avant ce soir », se dit le commissaire en éteignant son ordinateur. Demain il serait passé de l’eau sous les ponts et quelques bouteilles de blanc se seront déversées dans le gosier de Gardal. Il aurait oublié son humeur chafouine, le commissaire se garderait d’évoquer les sources de la Seine, de la Loire de la Garonne ou de n’importe quel autre fleuve. Magrasse ouvrit la fenêtre pour profiter des premières gouttes de l’averse en se disant qu’au fond cette histoire de culture ou d’acculture était un peu vaine.

    Le commissaire fut tiré de ses rêveries par la sonnerie de son téléphone. C’était Gardal. À moins de huit cent mètres de l’appartement, la Seine venait de déposer le corps d’une femme qu’elle avait charrié dans ses remous.

    ©Pierre Mangin 2016



    [1] Au moment où Magrasse se pose ces questions, Aurélie Filippetti, exerçait les fonctions de Ministre de la Culture et de la Communication. Elle restera à ce poste du 16/05/2012 au 25/08 2014.

    [2] Aurélie Filippetti « Un Homme dans la poche » Editions Stock, 2006 

     

     

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