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    Justin de La Frimoulle

    (Image : analogicus de Pixabay)

    Rien ne prédestinait Justin de La Frimoulle à un tel destin.

    Jusqu’à passé l’âge de trente ans, il vécut la vie d’un fils de bonne famille, entendez par là un oisif considérant que travailler serait faire injure à sa position. Il jugeait le travail vulgaire, vulgaires aussi les travailleurs, et se félicitait de posséder un cœur noble pour n’être jamais tombé dans cet avilissement.

    Ses parents richissimes eurent la fâcheuse idée de mourir jeunes, laissant à leur fils unique de quoi vivre sans se priver pendant quelques cinquante ou cent mille années.

    À trente-trois ans, Justin de La Frimoulle se retrouvait à la tête de dix-sept immeubles de rapport dans les beaux quartiers, d’une usine d’agro alimentaire, de trois ateliers d’articles de luxe, de deux quotidiens nationaux et trois régionaux, d’une entreprise de BTP aux nombreuses filiales internationales, de deux restaurants étoilés, ainsi que d’un confortable matelas d’actions dans le secteur des nouvelles technologies. Chaque mois son compte en banque se gonflait de dividendes, primes d’intéressement, loyers divers, plus-values variées...

    Lui qui n’avait jamais rien fait de sa vie assistait à des conseils d’administration, en présidait d’autres, visitait l’un de ses ateliers ou son usine, rencontrait un directeur de journal, bref, il se montrait… Il aimait la déférence dont on faisait preuve à son égard, les attitudes serviles caressaient agréablement son égo. Seul bémol à sa nouvelle situation : même si les salles lambrissées des conseils d’administration se situaient loin des zones de production, il lui arrivait de croiser dans les couloirs y menant, un ouvrier, une ouvrière. Une fois même, il reconnut sans l’ombre d’un doute l’odeur aigrelette de sueur que portait avec lui un contremaître de l’entreprise de BTP. Cette promiscuité était pour Justin tout à fait embarrassante. Il donna des ordres afin que de tels incidents ne se reproduisent plus. Quand Justin de la Frimoulle se déplaçait, le petit peuple était prié de rester à sa place.

    Si l’on excepte ces désagréments, Justin de La Frimoulle était parfaitement heureux. À trente-trois ans, il était devenu un personnage important. Sa photo ornait de temps à autres les couvertures des magazines financiers.

    Il gonflait d’orgueil.

    Tout d’abord ce fut imperceptible. Une légère difficulté à attacher sa ceinture de pantalon, une gêne au niveau des pectoraux quand il boutonnait sa chemise. Il ne s’en formalisa pas outre mesure. Certainement la conséquence de ses dîners trop nombreux dans l’un de ses restaurants étoilés situé non loin de son hôtel particulier. Il pensait qu’une visite au tailleur et une attention portée à ses repas résoudraient le problème.

    La visite au tailleur s’avéra efficace. Justin en sortit ragaillardi, son costume ne le boudinait plus, son pantalon lui seyait à merveille, sa chemise cintrée épousait harmonieusement les lignes de son torse. Ce qui cependant le laissa perplexe, c’est d’avoir dû changer également de chaussures. Les siennes le blessaient, il lui fallait prendre la pointure au-dessus. Jamais il n’avait entendu dire que l’embonpoint pouvait agrandir les pieds. Pourtant, le fait était là, ses chaussures étaient devenues trop petites.

    La visite au tailleur s’avéra efficace… Pendant une petite dizaine de jours. Passé ce délai, en se regardant dans le miroir en pied de son entrée, Justin ne pouvait plus se voiler la face : les manches de son costume lui arrivaient bien au-dessus des poignets, les jambes de son pantalon laissaient à penser qu’il l’avait emprunté à son petit frère, les boutons de sa chemise baillaient et ne résisteraient guère longtemps à la pression s’exerçant sur eux, il lui fallait rajouter des trous à sa ceinture et racheter de toute urgence une paire de chaussures pour soulager ses pieds douloureux.

    L’heure était grave. Après un second passage chez son tailleur, Justin de La Frimoulle s’astreignit à un régime draconien. Fini les restaurants, qu’ils soient étoilés, gastronomiques ou traditionnels. Légumes à la vapeur, biscottes allégées, eau minérale, tels furent ses repas.

    Dans le même temps ses affaires prospéraient. La crise du logement augmentait les loyers de manière conséquente, ses deux restaurants obtenaient chacun leur troisième étoile, ses actions s’envolaient, ses quotidiens avaient anticipé avec brio le passage au numérique, les affaires de son usine et de ses ateliers se portaient au mieux.

    L’heureux milliardaire était cité en exemple de réussite à la française.

    Justin, lui, continuait à gonfler d’orgueil. Son tailleur se frottait les mains d’aise. Avoir un client comme lui était pour sa profession une manne inespérée. Il travaillait tout le jour et une bonne partie de la nuit pour lui créer des costumes toujours plus grand, plus large, plus spacieux.

    Quand Justin fut obligé de se pencher pour passer sous les portes, il s’inquiéta. Une équipe des meilleurs ouvriers de la ville investirent son hôtel particulier. Toutes les huisseries furent changées, les ouvertures élargies en hauteur comme en largeur. Le travail fut réalisé en un temps record malgré les difficultés de la tâche.

    En dépit de tous ces aménagements, la vie de Justin ne cessait de se compliquer. Le jour arriva où monter dans une voiture lui devint impossible. Pendant quelques temps il put utiliser des décapotables mais bientôt ses jambes elles-mêmes ne logeaient plus dans les habitacles des plus grands modèles.

    Le secteur du luxe connut un essor considérable. La jet-set du monde entier ne rêvait que de produits estampillés De La Frimoulle. Les revenus de Justin flambèrent.

    Et lui continuait de gonfler d’orgueil. Dans son hôtel particulier il étouffait chaque jour un peu plus. Les murs semblaient rétrécir alors que c’était lui qui augmentait jusqu’à l’inconséquence. Il était un géant aux joues rebondies, au ventre de femme enceinte, aux pieds innommables, aux jambes sylvestres, aux bras hypertrophiés. Un Gargantua au regard triste se nourrissant de légumes bouillis. Quand il marchait dans la rue il créait la panique dans les étages supérieurs dont les occupants voyaient surgir une tête énorme à leur fenêtre.

     

    ©Pierre Mangin 2021

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    Une Nuée bienfaisante

    C’est le bœuf qui les a vu en premier. Il est sorti de l’étable de son pas lourd, a traversé cahin caha la cour de la ferme et a passé sa grosse tête cornue par la fenêtre ouverte :

     — Les enfants, les parents arrivent par la route !

     Il a dû par deux fois répéter son avertissement, le bœuf. Delphine et Marinette, lancées dans une folle partie de colin maillard avec le chien, les deux poules, l’âne et le coq, ne prêtaient pas attention au bœuf.

     Quand enfin elle eurent entendu, leurs petits cœurs se mirent à battre vite et fort.

     — Nous n’avons pas fait nos devoirs, les parents vont être furieux, pleurait Delphine.

     — Oui, et nous allons être encore punies, renchérit Marinette.

     — D’autant qu’ils ne sont pas seuls, rajouta le chat. Je les ai aperçu en revenant de me chauffer au soleil du pré d’en face… Ils ne sont pas seuls…

     Marinette se précipita dans la chambre des parents. Par la fenêtre, en se penchant du côté de l’auge aux cochons, on aperçoit la route entre les deux grands tilleuls. Elle en revint plus pâle que le linge dont Maman se servait pour envelopper la galette que les filles allaient apporter à leur mère-grand le dimanche.

     — Il y a Topaze avec eux !

     — Alors continua le chat, si l’instituteur vient aussi, vous allez être punies. Peut-être serez vous fessées. Les parents n’aiment pas que vous leur désobéissiez. Vous deviez faire vos devoirs et vous avez préféré jouer à colin maillard. Les parents ne vont pas être contents. Peut-être même le père va détacher son ceinturon. Il le peut le faire quand il est très en colère.

     À ces funestes évocations Delphine et Marinette fondirent en larmes. Et tous les animaux quittèrent la cuisine : ils n’aimaient pas voir les petites pleurer. Seul le chat demeura. Par un grand mystère, les parents réservaient une place au chat dans la cuisine. L’hiver le banc de pierre à l’intérieur de la cheminée. Sur le rebord de la fenêtre l’été.

     Ce ne fut ni les parents ni l’instituteur qui en premiers poussèrent la porte de la cuisine. Mais une petite fille à peine plus grande que Delphine et Marinette. Elle portait un magnifique bloudjinnze et était toute essoufflée : elle venait de le voler à un satyre et le satyre depuis la poursuivait.

     Le second à franchir le seuil de la cuisine c’était Topaze. Il portait ses palmes académiques pour impressionner la galerie mais se trouvait fort dépité d’avoir mis le pied dans une énorme bouse laissé par le bœuf au beau milieu de la cour. La jambe droite de son pantalon était maculée jusqu’au genou, ses chaussures en crocodile repoussé étaient dans un sale état, une odeur puante l’environnait, ce qui fit bien rire les deux petites.

     Puis ce fut au tour des parents de rentrer dans la cuisine.

     Les petites n’avaient plus envie de rire.

     La fureur cramoisait le teint habituellement pâlichon de l’instituteur :

     — Ces deux petites doivent être sévèrement punies ! Les parents, vous devez savoir qu’en classe elles ne cessent de me jouer des tours pendables. L’autre jour elles ont secoué le tampon du tableau dans mon placard. Mon pardessus s’est trouvé tout blanchi de poussière de craie. Je ne vous parle de l’eau dans mon encrier ou de la souris desséchée au fond de mon tiroir. Je ne vous en parle pas car il y a pire encore ! Elles bâclent leurs devoirs et la semaine dernière elles n’ont pas appris leur leçon sur Napoléon. Napoléon, notre empereur, vous vous rendez compte ? Pas appris la leçon ! Elles doivent être punies !

     — Napoléon mon cul, répliqua Zazie. Il m’intéresse pas du tout, cet enflé, avec son chapeau à la con !

     Jamais personne n’avait répondu ainsi à Topaze. De cramoisi il devenait écarlate, il balbutiait, bégayait, cherchait ses mots, l’air peinait à descendre dans ses poumons, il tremblait, plein d’envies de meurtres et d’infanticides.

     Curieusement les parents ne se fâchèrent point.

     — Bah, dit le père, les filles feront leurs devoirs demain et apprendront Napoléon après demain. Les petites ont besoin de grand air, elles ne peuvent pas toujours avoir le nez dans les livres. Delphine et Marinette, si vous preniez chacune un seau à l’étable et si vous alliez par les chemins cueillir des mures avec votre nouvelle amie ?

     Les petites ne se le firent pas dire deux fois. Elles sortirent de la cuisine en courant accompagnées de Zazie. La mansuétude des parents était incompréhensible, les petites l’accueillaient comme un de ces petits miracles qui ponctuent parfois une journée.

     Ce qu’elles ignoraient les petites, c’est que sur la route, la mère s’était penchée vers l’oreille du père. En quelque mots elle lui avait proposé un petit temps de sieste rien qu’à eux. Alors, le père rendu d’excellente humeur par cette perspective, n’avait nulle intention de se quereller avec les filles, pas davantage de se laisser ombrager par des devoirs bâclés ou par un instituteur écarlate qui par ailleurs ne sentait pas très bon. Il congédia rapidement Topaze :

     — Ne vous en faites pas monsieur l’instituteur. Ces petites sont un peu dissipées parfois, mais elles ont un bon fond. Au revoir !

     En traversant la cour Topaze avait perdu de sa superbe. Il posa le pied dans la bouse laissée par le bœuf sans même s’en rendre compte. C’était son pied qui était resté à peu près propre.

     Les petites aimaient bien aller par les chemins cueillir des mures. Mais elles n’aimaient pas trop devoir en remplir de pleins seaux. Ce qu’elles aimaient c’était de choisir les mures les plus juteuses et de les croquer en se barbouillant le visage jusqu’aux oreilles.

     Alors elles préférèrent s’asseoir sur le talus avec Zazie pour regarder le spectacle.

     Zazie les avait prévenues :

     — Ils sont super nombreux. On peut pas les compter. Même votre Topaze y pourrait pas.

     En effet, sur cette route si étroite où il passait si peu de monde que l’herbe se permettait de pousser en son mitant, sur cette route si insignifiante que même la très sérieuse carte départementale Michelin n’en parlait pas, sur cette route si virageuse que même les cyclistes du Tour de France l’évitaient soigneusement, sur cette route, pour le dire simplement, où on ne voyait jamais personne, une cohue cheminait sans avoir l’air de se rendre compte qu’ils étaient sur une route perdue.

     À cette vue Delphine, qui ne détestait pas la poésie, se fit lyrique :

     — Regarde Marinette ! Ils sont un fleuve qui s’élargit, une mer qui monte et jamais ne reflue, une montagne solidement campée sur ses bases et qui s’élève un peu plus vers les nuages à chaque instant. Ils sont une armée sans chef, un cortège sans revendication, un défilé sans slogan, une ribambelle profuse !  

     Elle avait raison Delphine. Ils étaient si nombreux qu’on aurait été bien en peine de les dénombrer. Peut-on compter les grains de sable s’échappant d’une main aux doigts disjoints ? Non bien sûr. Ils sont myriade, ils étoilent la main et la tête de celui qui le lance vers le ciel.

     Cheveux au vent, démarche altière, Rastignac marchait en tête. Derrière lui la nuée infinie résonnait de mille conversations.

     Zazie, toute excitée elle aussi, battit des deux mains quand elle vit passer Gaston Lagaffe, ce héros au regard si doux, à l’âme généreuse et au corps ensiesté. Mais elle tira la langue à Tintin le petit journaliste aventurier, ce qui n’empêcha pas son chien Milou, grand amateur de whisky, de venir lui lécher la main au passage. Un vagabond lumineux portait contre sa poitrine, tel un trésor, un bouquet de fleurs des champs. Il l’offrit à Marinette tout en lui lançant :

     — Je m’appelle Huckleberry Finn !

     Marinette en rougit de plaisir

     Soudain les hennissements furieux du cheval firent lever la tête aux trois fillettes.

     Le cheval, en trois ruades bien senties, venait d’éjecter de la cour trois garçons peu fréquentables. Croquignol Ribouldingue et Filochard, l’inénarrable équipe des Pieds Nickelés, venait d’avoir la mauvaise idée de s’introduire dans le poulailler pour y voler des œufs. Mais le cheval déteste qu’on vole les œufs des poules. Tous les jours les parents le font. Mais ce sont les parents, il ne peut rien dire. Dès fois aussi ce sont les fillettes qui viennent dérober les œufs. Mais elles le font pour obéir à leurs parents, alors le cheval ne dit rien non plus. Les trois compères rejoignirent la route et la cohue bavarde.

     Des marins en conversation animée passèrent devant les fillettes. Haddock lançait des jurons à la volée que Zazie tentait d’attraper. Achab, le regard perçant, cherchait une baleine blanche dans la moindre étendue d’eau alors que Nemo, ayant quitté sa retraite sous-marine se trouvait un peu déboussolé d’être au milieu de cette marée humaine. Corto Maltesse, la tête dans des horizons lointains, suivait en silence.

     Impressionnée, Delphine demanda à Zazie (elle semblait connaître bien des choses que les petites ignoraient) qui était tous ces gens.

     — Ce sont les personnages ! Tous les personnages, de tous les livres. Il y en a même qui viennent du cinématographe ! Que c’est chouette !

     — Mais les personnages sont dans les livres justement. Pas sur cette route qui vient de nulle part et qui ne va nulle part. Les personnages obéissent à leurs auteurs, ils ne déambulent pas comme ça.

     — Super chouette, répétât Zazie émerveillée. Non Delphine, les personnages n’appartiennent pas à leurs auteurs. Une fois créés, ils vivent leur vie, ils sont libres. Comme toi et Marinette.

     — Tu veux dire que moi et Marinette nous sommes des personnages ?

     — Bien sûr !

     Les fillettes éclatèrent de rire :

     — Mais nous sommes des enfants ! Nous ne pouvons pas être des personnages !

     — Les enfants aussi sont des personnages. Tout à l’heure on a vu Gavroche, et aussi Cosette. Ô, regardez, voilà mon Tonton qui passe ! Il est chouette mon tonton ! Vous êtes des personnages, vos parents sont des personnages, même le chat, le bœuf, le cheval, les poules, le coq…

     Indifférent à la pagaille, Adamsberg, le pelleteur de nuages, croquait des visages sur un petit carnet à souches. C’était sa façon de réfléchir, et ni Retancourt, ni Voisenet, ni Froissy n’y trouvaient à redire. Danglard parfois jugeait les manières de son chef déroutantes. Mais à l’instant il buvait les paroles d’Ulysse et Ménélas, et se fichait pas mal des dessins d’Adamsberg.

     Le défilé dura des heures. Une foule hétéroclite, des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux, des enfants ; accompagnés d’une arche de Noé invraisemblable ; et qui semblait interminable. Les petites étaient émerveillées de voir cette multitude composée de personnalités diverses, aux caractères parfois opposés, d’individus venant d’horizons souvent lointains, de voir cet essaim grouillant qui pourtant avançait sans heurt. Elles pressentaient qu’elle assistaient à quelque chose d’unique, de rare, et que cette cohue bigarrée œuvrait pour le bien commun d’une humanité en quête de repères.

     Elles aperçurent Emma Bovary, le Père Goriot, Gilliat, Lentier, le Général Dourakine, Phileas Fogg, monsieur Hulot, Charlot, le Petit Prince, et tant d’autres. Tous les nommer ici serait fastidieux.

     Un vieil homme avait abandonné le bitume craquelé de la route. De l’autre côté du fossé, il se servait d’une longue tringle métallique pour percer un trou dans la terre et y déposer un gland avant de le reboucher.

     — Lui, souffla Zazie aux filles, c’est Elzéard Bouffier, un personnage extraordinaire qui plante des forêts…

     Comme une pluie cesse et laisse peu à peu ses gouttes se singulariser, la nuée s’éclaircit. Les petites virent encore passer un garçonnet. Sur son épaule droite un petit homme d’à peine trente centimètres était juché. Sur son autre épaule un écureuil nostalgique se tenait bien droit.

     La bande des impécunieux fermait la marche. Ils étaient de retour d’une tournée triomphale en Tanaisie et comptaient bien conquérir d’autres publics. Bras dessus, bras dessous, il entonnaient un chanson joyeuse : « M’y revenant de Tanaisie, en passant par Paris ! »

     Ils étaient tous là. Anton, Walid, Gaston, Numéro 13, Robert… Et même le marathonien des graminées avait cessé de courir pour accorder ses pieds au pas de danse initié par Lily… Des nouveaux s’étaient joints à la joyeuse bande : Astrid et Max, Toshiko, Hélène, Georges…

     D’autres suivraient, beaucoup d’autres. Zazie se leva d’un bond et couru rejoindre les Impécunieux. Elle était comme ça Zazie, vive, impétueuse, vive, imprévisible.

     Le soleil commençait de disparaître pour laisser la place à la Lune. Les enfants se dépêchèrent de rejoindre les parents. Leurs seaux désespérément vides ballottaient au bout de leurs bras. Elles n’avaient pas cueilli de mures et avaient un peu peur d’être grondées.

     

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

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    Moi à tous les Âges

    J’aime les miroirs, les photos, les autoportraits.

     Ou, devrais-je dire, j’aime les miroirs quand ils renvoient mon image, les photos quand j’en suis le sujet, les autoportraits où je peux me mettre en scène.

     Certains s’agacent, me reprochent de trop m’aimer. Les sots.

     Oui je m’aime ! Oui, j’aime mon image ! Quel mal il y a-t-il à cela ? La beauté sauve le monde. La beauté nous élève. Il se trouve que je suis beau. Et je devrais en avoir honte ? Ô que non ! Ma beauté est la compagne qui ne m’a jamais déçu.

     J’ai tapissé un des murs de mon salon avec des photos de moi. Je les ai comptées l’autre jour, il y en a quatre-vingt-quatorze. Sobrement encadrées. Le sujet seul est important, pas le cadre. Moi à tous les âges, ce mur est ma fierté et je me contrefiche qu’il déconcerte mes invités.

     Moi à tous les âges. J’ai assez peu de photos de mon enfance. La pellicule coûtait cher, mes parents étaient des gens modestes. J’en possède une cependant, dans laquelle j’aime me retrouver. Je dois avoir cinq ans environ, pas davantage. Je suis debout, dans le fond coule la Seine, derrière moi un petit voilier attend d’être descendu à l’eau. Les couleurs sont un peu passées, mais on voit parfaitement ma chevelure bonde et mes traits si fins qu’ils rendaient jalouses les mères du quartier. Je m’interroge en regardant cette photo. Est-ce moi qui ai voulu qu’on me prenne devant ce voilier ? Rêvais-je déjà d’horizons lointains ?

     Moi à tous les âges. Sur une autre je suis adolescent. J’ai été pris à l’improviste. Au pied de falaises, sur la côte normande. À croupetons sur un rocher, mon regard se perd dans les vagues qui se brisent à quelques mètres de moi. La fascination pour la mer ne m’a jamais abandonné. Je m’étonne parfois devant mon physique d’adolescent. Mon visage est gracile, presque féminin. Pour un peu je tomberais amoureux de moi !

     Viennent ensuite mes photos de l’âge adulte. Mes photos d’homme. Sur toutes je suis seul. Je dois en posséder deux ou trois au fond d’un carton où je suis avec mes enfants. Peut-être même en reste t-il une où l’on aperçoit leur mère. Ma femme n’était pas très jolie, mes enfants ont hérité de ses traits. Ils sont plutôt disgracieux. Pourquoi m’afficher avec eux ? Pour ternir la beauté ? Gâcher la photo ? Je n’en vois pas l’intérêt. Sur certains clichés une barbe de trois jours grise mes joues et donne à mon visage une mâle virilité que j’arbore avec une assurance aussi sereine que naturelle.

     S’il est une révolution technologique que j’ai chérie, c’est celle de la photographie numérique. Fini les pellicules si sensibles aux variations de températures, fini l’attente chez le photographe. Je pouvais enfin me prendre en photo et apprécier le résultat à l’instant. J’ai d’ailleurs beaucoup plus d’autoportraits depuis le numérique ! Je me suis pris en photo un peu partout. À la maison, dans mon jardin, en vacances, en déplacement… Cette soudaine profusion me permet d’apprécier au plus près mon évolution. Elle est si lente qu’au quotidien, face au miroir, elle passe inaperçue. Ainsi je peux voir le flou de mon adolescence m’abandonner au fil des ans, au profit de ma solide stature d’homme. Puis d’homme mûr. Les tempes grisonnantes, loin de me vieillir, m’ont apporté une belle sérénité.

     Moi à tous les âges. Sur l’un de ces clichés de l’âge mur, il semble que toute la puissance du monde soit concentrée dans mes yeux. Sa puissance et aussi sa sagesse.

     Plus encore que le numérique, l’avènement du téléphone portable a révolutionné ma vie. Pas vraiment pour téléphoner, je ne suis pas du genre à m’user la voix au téléphone. Non, j’aime l’engin pour son appareil photo embarqué. Une mine de plaisir ! Vive le selfie ! Avec le selfie c’est si simple. Sortir l’appareil de sa poche et hop ! Des selfies j’en ai pris partout. Devant la Tour Effel, les falaises d’Etretat, sur la Place du Capitole, devant  un chalutier qui revient au port, devant les boutiques où je magasine. Et même au boulot, quand je travaillais ! Devant les quais de réception des marchandises, dans l’entrepôt, dans la salle de pause, devant la porte d’entrée de l’usine, devant la machine à café. C’est bien simple, les copains m’avaient surnommé Selfie !

     Le selfie surpasse la photo, et de loin. C’est un état d’esprit. Je visite les musées pour me selfier devant les plus grandes œuvres de tous les temps. Parfois il faut jouer des coudes. J’ai mis deux heures à pouvoir approcher La Joconde ! Deux heures avant de pouvoir enfin me retourner et m’immortaliser devant le fameux sourire !

     Bien sûr tous ces selfies ne sont pas imprimés. Il y en a trop pour le mur de mon salon ! J’en fais des diaporamas que je regarde le soir avant de m’endormir.

     Aujourd’hui je ne prends plus de photos. J’ai recouvert tous les miroirs de la maison d’un tissu opaque. La vieillesse m’a rendu visite. La garce ne m’a pas fait de cadeau ! Elle ne s’est pas contentée de blanchir mes cheveux, elle les a arrachés par plaques entières. Enfoncé mes yeux dans des orbites démesurées, creusé des rides informes… Et bien pire encore. J’ai résisté tant que j’ai pu, continuant selfies et autoportraits coûte que coûte. Aujourd’hui ma main tremble trop pour utiliser mon logiciel de retouche. Les dégâts qu’elle a causés je ne parviens plus à les effacer. J’ai abandonné. Sans toutefois lui donner le plaisir d’assister à ma propre décrépitude.

     J’attends.

     Heureusement il me reste les photos. Les photos de moi.

     Moi à tous les âges…

     

    ©Pierre Mangin 2020

     

     

     

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