• (Image :3888952 de Pixabay )

    Les pieds nus sur le plancher, le buste droit, Pierre retînt sa respiration et se prépara à entendre ce que son mystérieux interlocuteur avait à lui dire.

     

    — Ah monsieur Auster, enfin je vous trouve !

     

     Pierre perçut un soupir de soulagement à l’autre bout du fil. Un long silence suivit le soupir. Décidément ne put-il s’empêcher de songer, mon inconnu est l’homme du silence.

     — Je vous écoute, l’encouragea t-il.

     — Monsieur Auster ? Vous êtes bien monsieur Paul Auster ?

     — Lui-même ! L’auteur de la Cité de Verre, de Tombouctou, du Voyage d’Anna Blume, de 4321 plus récemment et de biens d’autres romans. Je vous écoute !

     

     Pierre chassa le nuage de honte qui venait d’assombrir son esprit. Non seulement il n’avait pas détrompé son interlocuteur, mais il venait à l’instant de s’attribuer l’œuvre d’un des auteurs qu’il admirait le plus.

     À l’autre bout, l’inconnu sembla s’animer d’une précipitation soudaine.

     — Ce soir, 22h00, café des Trois Pigeons. Je vous y attendrai.

     

     Pierre n’eut pas le temps de répondre. L’inconnu avait raccroché. Comme la veille le mystérieux interlocuteur avait appelé en numéro caché, Pierre n’avait aucun moyen de le rappeler.

     

     Le café des Trois Pigeons, il arrivait à Pierre de passer devant. Quand il se rendait sur les hauteurs de Montmartre ou qu’il allait voir les commerçants de la rue Lepic. Jamais il n’aurait eu l’idée de pénétrer dans cet établissement qui tenait davantage du bouiboui mal famé que de la brasserie chic pour touristes fortunés.

     C’est le cœur inquiet qu’il en poussa la porte le soir même, après avoir passé la journée à tenter d’imaginer un stratagème pour détromper le mystérieux inconnu et rétablir la vérité sur son identité.

     L’intérieur valait la devanture…

     

     Au comptoir six trognes se retournèrent vers le nouvel arrivant. Six trognes patibulaires, balafrées pour trois d’entre elles, au nez cassé pour une quatrième, à l’œil tuméfiée pour une autre. Six trognes mal rasées, posées sur des bustes de fort des Halles. Leur examen terminé, les trois gaillards retournèrent à leurs bières pression. Le nouveau venu n’était pas de leur monde. Un type qui s’était perdu et qui allait demander son chemin au patron avant de détaler en courant.

     Le patron, la soixantaine bedonnante, marcel blanc crasseux perlé de sueur, mégot de Gitane maïs éteint au bec, s’apprêtait à se servir un verre de blanc histoire de trinquer avec la clientèle.

     

     –­– Qu’est ce que j’vous sers ? demanda t-il à Pierre d’un ton peu amène.

     –– J’ai rendez-vous avec…

     –– Ouais, je sais. Il m’a mis au jus. Caed vous attend là-bas.

     

     D’un index à l’ongle en deuil, le patron désigna une porte à moitié dissimulée par un lourd rideau de velours qui fut rouge un jour.

     

     En poussant la porte, Pierre pénétra dans une antre que n’avaient pas visité les lois anti tabac. Une douzaine de tables étaient installées dans cette pièce sans fenêtre, une ampoule nue pendait au plafond jauni de nicotine. Sa clarté chiche peinait à traverser le nuage de fumée emprisonné dans le haut de la pièce. Sur une table du fond un couple buvait en silence. Ils étaient assis côte à côte, la femme, mains sur les genoux, semblait regarder au plus profond d’elle-même. Ce qu’elle y découvrait la rendait d’une tristesse insondable. L’homme, chapeau noir sur la tête, fumait un de ces infâmes cigarillos bon marché. Ses yeux vitreux ne devaient plus voir grand-chose depuis longtemps. Quelques buveurs étaient répartis dans la salle, solitaires, occupés à consciencieusement s’imbiber d’alcool.

     

     Enfin, Pierre aperçut celui qui devait être son homme lui faire un petit signe.

     C’est ainsi qu’il s’assit à une table graisseuse, face à l’inconnu du téléphone.

     L’homme ; sous pull noir, pantalon de flanelle aux plis impeccables, visage poupin rasé de frais, cheveux coiffés avec recherche ; se présenta immédiatement :

     

     — Charles Antoine d’Entremont Dithyrambe. Mes copains de fac m’appelaient Caed, vous pouvez m’appelez ainsi ! Je suis si heureux de vous rencontrer enfin.

     

     Pierre demeura sans voix… Ce qui n’échappa pas à celui qui se faisait appeler Caed.

     

     — Vous êtes surpris ! Que voulez-vous, on peut être noble et désargenté. Ma famille, après une longue période fastueuse a connu des revers de fortune au début du siècle dernier en investissant massivement dans les emprunts russes et quelques autres opérations tout aussi vermoulues. Ils ne m’ont légué qu’un nom à rallonge et un château à moitié en ruines dans le Périgord qui me coûte une fortune. Mais passons, nous ne sommes pas là pour parler de la grandeur et de la décadence de la noblesse. J’ai pris un pichet de rouge. Ça vous ira ?

     Sans attendre de réponse l’homme remplit deux verres à la propreté douteuse.

     

     — Trinquons voulez-vous, monsieur Auster ?

     

     Pierre trempa les lèvres avec angoisse dans ce qui se révéla être un vin tout à fait correct. Un Côte du Rhône crut-il reconnaître.

     Pierre n’avait rien perdu de sa résolution. Il était grand temps pour lui de détromper ce mystérieux Caed :

     

     — Il faut que je vous dise quelque chose…

     — Chut monsieur Auster, ne dites rien… Je sais, vous savez, je sais que vous savez et vous savez maintenant que je sais. Inutile d’en parler, je vous assure.

     

     Vaincu, Pierre abandonna l’idée de protester.

     

     — Avant de commencer, vous voulez bien ?

     

     L’homme poussa vers Quinn un exemplaire de Léviathan, ainsi qu’un stylo noir. Longtemps Pierre Quinn repenserait à cet instant où il avait pris le livre, l’avait ouvert à la première page, avait écrit la date avant de signer d’une main qui ne tremblait même pas, Paul Auster.

     

     — Pourquoi m’avez-vous fait venir ? demanda t-il en refermant le livre.

     — Ah ! Merci monsieur Auster, repartir avec une dédicace de vous me comble ! Mais reprenez donc un peu de cet excellent rouge. La cuvée du patron. Un Bordeaux ce me semble ?

     — Je pencherai plutôt pour un Côtes du Rhône…

     — Bah, vous avez peut-être raison fit l’homme en remplissant les verres, je n’y connais rien. Qu’importe après tout… Venons-en au fait ! Monsieur Auster, monsieur Paul Auster, j’ai une grande nouvelle pour vous ! J’ai retrouvé le manuscrit qu’on vous a dérobé.

     

     Pierre se souvint vaguement d’un article qu’il avait lu dans le supplément littéraire du Monde. Paul Auster avait été cambriolé il y a quelques années de ça. Les malfaiteurs n’avaient pris aucun objet de valeur. Ils étaient repartis avec un manuscrit que l’auteur s’apprêtait à remettre à son éditeur. L’affaire avait rudement affecté Auster. Pierre se souvenait également l’avoir entendu évoquer cette affaire dans La Grande Librairie. Il parlait de plusieurs années de travail anéanti. Travail qu’il avait voulu effectuer « à l’ancienne », sans traitement de texte, au stylo plume sur des cahiers d’écolier rouge à spirales, petits carreaux, une page écrite sur deux, l’autre étant réservée aux corrections, trente quatre cahiers en tout, le mot fin calligraphié sur le dernier.

     

     Charles Antoine d’Entremont Dithyrambe devait être un fou échappé d’un asile d’aliéné, songea Pierre. Pourquoi l’aurait-on convoqué, lui, Pierre Quinn, écrivain raté qui vivotait entre romans de gare, polars mal ficelés et nouvelles érotiques qu’il signait d’un pseudo tant il en avait honte ?

     

     Bien décidé à mettre fin à l’entretien, Pierre fit mine de se lever. C’est alors que celui qui se faisait appeler Caed sorti une sacoche de cuir de sous la table. Une sacoche à l’image de la noblesse supposée du personnage : usée, élimée, craquelée.

     

     — Je vous ai apporté le premier cahier, un autre qui se situe au milieu du roman, et le dernier… Regardez, dit Charles Antoine d’une voix suave en les poussant vers Pierre.

     

     Intrigué, Pierre se saisit du premier et le feuilleta. Sur la page de garde, en belles lettres capitales, était écrit :

     

     La Musique des Illusions 2018 / 2021

     

     Soudain, Quinn eut comme une irrépressible envie de rire :

     

     — Depuis quand Auster écrit-il en français ?

     

     Le regard que lui jeta le descendant de la vieille noblesse lui coupa aussitôt l’envie de rire.

     

     — Je veux dire, depuis quand… j’écris en, français ?

     — Voyons, monsieur Auster, vous adorez la France depuis toujours. Ecrire en français, c’est un hommage au pays qui vous a tant donné dans votre jeunesse. Cela vous tenait à cœur depuis si longtemps, n’est-ce pas ?

     — Oui oui, bien sûr… J’avais à cœur…

     — Rendez-vous compte monsieur Auster, vous allez revenir sur la scène littéraire, à la place que vous méritez : la première.

     

     Caed se pencha et dans un chuchotement continua :

     

     — Et puis, entre nous, avec ce manuscrit, fini les problèmes de fin de mois… Les éditeurs vont vous faire un pont d’or…

     

     Pierre Quinn, qui avait si souvent supporté le mépris des éditeurs, ne put s’empêcher de se rengorger au-dedans de lui.

     

     — Quant à moi, continua d’Entremont Dithyrambe, j’ai engagé beaucoup de frais pour récupérer ce manuscrit. Ô, je ne le regrette pas, soyez-en assuré. Mais vous savez ce que c’est. La toiture du donjon menace de s’écrouler, je ne refuserai pas une petite aide.

     L’homme se pencha par-dessus la table et souffla une somme dans l’oreille de Pierre Quinn.

     

     — En liquide bien sûr !

     — Et ou voulez-vous que je trouve une telle somme ! s’exclama Quinn.

     

     C’est alors qu’il entrevit la puissance du regard de Caed. Si l’homme à l’élégance surannée auréolé de son statut de noblesse fin de règne pouvait paraître avenant, son regard, lui, n’avait rien de bienveillant. C’était un regard qui explorait au-delà des apparences, un regard qui scrutait l’intérieur des êtres, fouillait au plus profond des âmes, mettait au jour les ambitions les plus sombres.

     

     — Voyons, continuait l’homme d’une voix doucereuse, monsieur Auster. C’est la gloire qui vous attend, un prix littéraire sans aucun doute, le Goncourt pourquoi pas. Réfléchissez monsieur Auster, réfléchissez bien. Et puis, cette obole que vous me faites pour mon donjon de famille, l’Editeur vous la rendra au centuple.

     — Oui, bien sûr, mais c’est une somme tout de même ! Et puis quel travail pour taper tous ces cahiers avant de le proposer à l’édition.

     — Quand on s’appelle Auster, Paul Auster, on peut apporter à son éditeur un manuscrit écrit sur un rouleau de papier hygiénique, cela n’a aucune importance, ne me dîtes pas le contraire.

     

     Au fond de lui, Pierre Quinn savait que l’homme énonçait une vérité, qu’il n’aurait pas besoin de taper les cahiers pour tutoyer la gloire.

     

     — Je… Je vais réfléchir, finit-il par balbutier.

     — Deux jours ! Je vous laisse deux jours monsieur Auster ! Dans deux jours, ici même, avec l’argent. Sinon…

     — Sinon quoi ?

     — Monsieur Auster, croyez que je suis contrit de devoir vous dire ça. Mais si nous ne devions pas faire affaire ensemble, hélas… Ce que vous savez, ce que je sais, ce que tous deux nous savons, le monde entier le saura…

     

     Charles Antoine d’Entremont Dithyrambe ouvrit subrepticement son exemplaire de Léviathan.

     

     — Quel beau paraphe monsieur Auster ! Quel beau paraphe !

     

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

     

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    Mon cher Paul

    (Image : Gerd Altman de Pixabay)

    Mon cher Paul,

    À l’instant de commencer cette lettre, mes doigts se mettent à trembler, ma respiration se fait hésitante, mon cœur bat un tempo que je ne lui connaissais pas…

     L’appréhension, la peur, ma propre audace… Car après tout, qui suis-je pour m’autoriser cette missive. Un lecteur, un admirateur, un fan pour utiliser un anglicisme ? Rien de tout ça, et un peu de tout ça…

     Un lecteur, il s’agit là d’une évidence. Un lecteur et même, je l’avoue, un relecteur. Ils sont rares les livres que je prends plaisir à relire. Quelques auteurs que je mets au-dessus des autres. Marcel Aymé, Louis Ferdinand Céline, Victor Hugo pour son formidable « Les Travailleurs de la mer », Haruki Murakami (Haruki Murakami jouit d’un statut particulier : à peine ai-je terminé un de ses livres que je sais que le vais le relire, c’est comme une nécessité), Jonathan Coe, John Fante, Fred Vargas… Cette liste serait incomplète si je n’y rajoutais pas… Vous-même, Paul Auster… Et tant pis si j’égratigne votre modestie que je sens poindre dans chacune de vos lignes.

     Le premier livre que j’ai lu de vous, c’est « Tombouctou ». Livre lu et relu… Comme j’aime votre personnage, Mister Bone, chien philosophe à la noblesse accrochée à chacun de ses poils. Dois-je l’avouer ? J’ai pleuré la première fois que j’ai lu Tombouctou… Bon, d’accord, les suivantes aussi ! Impossible de ne pas regarder son chien différemment après vous avoir lu ! Il en dit tant sur l’abandon, la séparation, la mort ce Mister Bone.

     Un autre de vos livres qui m’habite particulièrement, c’est « L’Invention de la solitude ». Quel boum dans ma tête ai-je ressenti en en tournant les pages ! Ô comme j’aimerai une fois seulement, écrire des lignes aussi puissantes sur mon propre père… Que dire de « Mr. Vertigo » ? Quel destin que celui du jeune Walt qui apprend à voler en compagnie de l’impitoyable Yehudi… J’en frémis encore…

     4321 je l’ai acheté de longs mois avant de le lire. Mille deux cents pages écrites serrées, l’abord est impressionnant. Je l’ai lu pendant le second confinement, le moment me paraissait parfait. Il l’était ! Dès l’instant où je l’ai ouvert, je ne l’ai plus lâché. Et en le refermant, la dernière page lue, je savais qu’un jour je le relirai. Quels destins que ceux d’Archie ! Et quelle trouvaille d’imaginer justement quatre destins à votre personnage. Quatre destins façonnés par les hasards de la vie, les rencontres, les choix… Magistral. Tout simplement magistral !

     Je pourrai parler ainsi de tous vos livres, pas un seul ne m’est tombé des mains. Vous lire c’est prendre la pleine conscience de son humanité si imparfaite et si exceptionnelle. À chaque fois, c’est une découverte, un voyage, une plongée dans les méandres de l’âme humaine. Et, je vais vous faire une confidence, en refermant un de vos livres, je me fais toujours la réflexion que j’aurais aimé l’écrire !

     Car je taquine la plume, ou plutôt mon clavier, mon écriture manuscrite est d’une calligraphie si détestable que j’ai parfois du mal à me relire. J’ai lu quelque part (mais où ? La mémoire me fait défaut) que pendant dix ans vous avez accumulé les lettres de refus d’éditeurs à qui vous proposiez vos manuscrits. Je m’amuse à imaginer la déconfiture de ceux qui vous ont refusé ! Certains responsables de comité de lecture ont peut-être été contraints de chercher un autre job !

     Ces dix années de refus nous font un point commun. Je possède moi aussi une jolie collection de lettres de refus (les ai-je seulement conservé ?) « Après un examen attentif nous avons décidé de ne pas… Nous publions peu… Malgré ses indéniables qualités, votre roman n’entre pas… » J’ai aussi quelques courriers d’éditeurs qui se sont fendus d’une petite note personnelle, d’un conseil, d’un encouragement. Ces courriers sont précieux, parce que rares !

     Il y a longtemps que je ne cours plus après les éditeurs. Cela m’ennuie, je suis un incorrigible flemmard dans ce domaine. D’autant que finalement, l'éditeur qui a publié mon premier recueil de nouvelles, je ne lui avais rien adressé !

     Et puis j’ai eu cette chance extraordinaire de trouver un petit atelier d’écriture, dans ma ville. Petit par le nombre de participants, petit par l’intimité bienveillante qui y règne, mais immense par la générosité de celui qui l’anime, immense par la bonne humeur joyeuse de ses membres, immense par tous les textes échangés, lus, relus, commentés.

     Ecrit-on pour être lu ? Quand j’ai commencé, j’écrivais dans le plus grand secret. Le sentiment bizarre de pratiquer une activité quasi honteuse m’environnait ! Mais si je me scrute d’un regard honnête, je crois bien qu’écrire et être lu vont de pair. Que ce soit par quelques personnes de confiance ou des milliers de lecteurs anonymes ne change pas véritablement la donne je pense. Bien sûr, il y a le cas du journal intime. Intime pose parfaitement le statut de cet écrit. Celui-ci n’est pas fait pour être lu. Que ferai-je du mien quand je sentirai s’échapper mes forces ? Il se trouve que je n’imprime pas mon journal, je le garde sur l’ordinateur. Ce serait simple : une petite pression du doigt sur la touche idoine et zou, effacé le journal, disparu, aux oubliettes. Pourtant je sais que je ne le ferai pas. Pour quelle raison ? C’est assez flou dans ma tête. Peut-être parce que ma mère, les quatre ou cinq dernières années de sa vie, à noté dans des carnets ses impressions, ses joies, ses tristesses. Je suis l’enfant qui a récupéré ses carnets et j’aime à m’y plonger de temps à autres, une manière comme une autre de convoquer les souvenirs, de passer un instant avec un être cher disparu.

     Ce que j’admire chez vous, c’est que vous n’avez jamais abandonné vos rêves d’enfant. A douze ans vous décidez de devenir écrivain. Devenu adulte, malgré dix années de refus, d’humiliation, de vaches maigres, vous ne lâchez rien. Vous vous donnez les moyens d’accomplir votre rêve J’ajouterai pour le plus grand bonheur de vos lecteurs. Votre détermination se lit dans vos traits, il suffit de vous regarder pour la comprendre.

     Est-il bien raisonnable de vous écrire cette lettre ? Nous ne nous connaissons pas, nous n’avons jamais eu la joie de nous rencontrer. Peut-être pensez-vous cet homme n’a t-il pas des amis à qui confier ses états d’âme ? Il n’est pas tout à fait vrai de dire que nous ne nous connaissons pas. Pas davantage que nous ne nous sommes jamais rencontrés. La lecture de votre œuvre (car oui, vous ne vous contentez pas d’écrire des romans, vous bâtissez une œuvre), crée entre nous une intimité que jalouserait bien des amis de longue date. Depuis mon enfance les livres sont mes amis (ce qui n’empêche pas les amitiés de chair, je n’ai pas l’amitié exclusive !), et certains auteurs, dont vous faites partie, sont pour moi bien davantage qu’un simple nom sur une couverture.

     D’ailleurs ce n’est pas la première fois que je me confie à un auteur. Ainsi j’ai écrit une lettre à Jules Verne, qui a enchanté mon enfance ; à Georges Simenon, écrivain prolixe s’il en est ; à Seï Shônagon (j’ignore si elle m’a lu, j’avais oublié de mettre mon adresse sur l’enveloppe.) Avec tous ces grands, j’ai poussé la familiarité jusqu’au tutoiement. Je me rends compte qu’avec vous, le vouvoiement s’est imposé comme une évidence… M’adresser à vous c’est me sentir si petit devant l’Annapurna ou les neiges éternelles du Kilimandjaro… Ce n’est pas une distance que je voudrais instaurer entre vous et moi, loin de moi cette idée, c’est une émotion qui m’étreint, une timidité qui remonte de toutes mes entrailles au moment de vous écrire, c’est une façon de vous témoigner tout les respect que j’ai de vous, de votre personne comme de votre œuvre.

     Alors oui, j’ai pris la liberté de vous écrire, car, depuis des années, vous occupez une place d’importance dans ma vie. Vos récits teintés d’autobiographie m’aident à réfléchir sur le sens de la mienne, ce n’est pas rien ça ! Et puis, après tout, écrire, n’est-ce pas comme voyager ? L’important n’est pas le but, l’essentiel est dans le voyage. Dans ces instants hors des lieux, hors du temps, hors du quotidien répétitif. Alors qu’importe si vous ne lisez jamais cette lettre, l’important était que je l’écrive…

     Je vous laisse, mon cher Paul (vous permettez que je vous appelle ainsi ? Il me semble que mon cher Paul efface un peu de la distance que créé le vous.) Je vais continuer de guetter les parutions, pour ne surtout pas manquer votre prochain livre !

      Bien à vous,

      Pierre

     ©Pierre Mangin 2021

     

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  •  Cher Oncle Georges

    Cher Oncle Georges,

     

     Je t’écris du train de nuit qui me ramène à Paris. Oui, figures-toi que je suis passé à Lausanne pour mes affaires (tu sais qu’elles ne sont pas florissantes) et je suis véritablement contrit de n’avoir pu prendre le temps de venir te saluer. Hélas, il me faut impérativement être à Paris demain à la première heure. Un huissier menace de mettre à exécution les saisies qui planent au-dessus de ma pauvre personne si je ne lui remets pas une certaine somme avant dix heures. Tu le comprends, mes affaires vont plus mal encore que lors de notre dernière rencontre.

     Loin de moi l’idée de me plaindre mon cher oncle. Mais d’être venu à Lausanne sans te voir m’a laissé un goût amer. Ah, que la vie est mal faite ! Tu sais que je me targue de littérature (je n’ai pas oublié que tu n’aimes pas beaucoup ce mot, mais que veux-tu, je n’en ai pas trouvé d’autre), mais je suis loin d’avoir ton talent. Devrais-je dire tes facilités ?

     Ne te fâche pas mon oncle ! À notre époque, être irrévérencieux c’est être chic, et être chic permet de voir s’ouvrir les portes qui comptent. Non, ne te fâche pas ! Mais avec bientôt quatre cent œuvres publiées (j’en tiens le compte précis), je me pose parfois des questions… Surtout quand je vois combien je peine à achever la moindre intrigue. Tu n’imagines pas la somme d’efforts et de sueur que me demande chaque page !

    Ton Maigret, quel personnage ! C’est bien simple, il me semble le connaître mieux que ma propre famille. Et je vais te confier un secret que je n’ai encore partagé avec personne : quand je suis au comptoir, que je m’offre un ou deux verres de blanc pour me dédommager de ma journée, il m’arrive de trinquer avec lui ! Je choisis toujours de vieux caboulots de banlieue, peuplés de gens simples, des troquets que Jules n’aurait pas reniés ! Pas question d’aller boire un coup sur les boulevards, dans l’une de ces immenses brasseries clinquantes dégoulinantes de lumière. Le patron me regarderait de travers si je lui commandais un petit blanc sec en rallumant ma Gitane maïs !

     Ah mon oncle, je suis le plus grand de tes admirateurs ! Cela vaut bien quelques conseils littéraires, non ? Je plaisante oncle Georges, je sais que ton seul conseil serait de ne pas verser dans la littérature justement.

     Mais plus encore que tes succès romanesques, je t’admire pour tes succès avec les femmes. La dernière fois que nous nous sommes vus, tu m’as assuré avoir connu plus de huit mille femmes. Depuis le temps, certainement ce nombre a t-il augmenté ? Comment ne pas être subjugué par cette aura qui fait de toi le plus fabuleux amoureux en série de tous les temps ! Comme je t’envie mon cher oncle, comme j’aimerais avoir ta vie, pendant ne serait-ce qu’une semaine ! Moi, j’ai Mimine… Tu la connais, c’est une maman formidable. Pour le reste… Tu imagines ! Disons que depuis toutes ces années que nous sommes mariés nous nous sommes habitués l’un à l’autre.  Parfois je me dis que quelques petites aventures extraconjugales pimenteraient mon quotidien, et, pourquoi pas, stimuleraient mon imagination. Dois-je l’avouer ? Les femmes sont aussi peu empressées avec moi que les éditeurs ! C’est te dire !

     Tu es pour moi, mon cher oncle, la figure tutélaire, le modèle à suivre. J’ai commencé dès mon plus jeune âge, en noircissant des cahiers d’écoliers de mes histoires sans queue ni tête. J’ai continué adulte, en écrivant des nouvelles et des ébauches de romans. Avec pour l’instant le modeste succès que tu sais ! Mon audience intimiste percera t-elle un jour pour atteindre les sommets que tu connais ? Je l’espère chaque jour davantage ! Et si les femmes s’intéressent ensuite à moi comme elles s’intéressent à mon cher oncle, alors, j’aurais réussi ma vie.

     Le train ralenti. Nous arrivons gare de Lyon.

      Je t’embrasse mon cher oncle Georges,

     

    Affectueusement,

     

     

    Ton neveu

     

    ©Pierre Mangin 2021

     

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