• (Image : StockSnap de Pixabay)

    Je m’ennuie quand je suis seul…

    Je regarde par la fenêtre, manière de passer le temps. Ce matin j’ai vu le petit troupeau de vaches de la ferme d’à côté sautiller sur la route pour rejoindre le pré. Gaspard leur courrait après. Pauvre Gaspard ! Il avait beau gesticuler, râler aux quatre cardinaux, ses vaches ne l’attendaient pas !

    Un peu plus tard j’ai vu traîner Roberto, le chat de la voisine. Roberto, c’est un malfaisant. Toujours à miauler dès qu’il m’aperçoit, à s’hérisser le poil et à cracher pour m’intimider.

    S’il croit qu’il me fait peur !

    Je sais qu’il est venu me narguer.

    Il passe et repasse devant la porte vitrée, lambine en jetant des coups d’œils vers moi. Je reste caché derrière le rideau, mais je sais qu’il sait que je suis là… Pour finir il s’installe sur la grosse pierre plate, celle où j’aime me tenir pour prendre le soleil. Il s’étale de tout son long, s’étire, je pourrais l’entendre ronronner d’aise s’il n’y avait pas le double vitrage. Attends un peu que je sois dehors, tu feras moins le malin…

    Pour l’instant, dehors, je ne peux pas y aller…

    Depuis que je me suis échappé, c’était il y a deux ou trois mois, j’avais réussi à ouvrir une fenêtre, ils ont installé des fermetures à clef partout. Et avant de partir ils verrouillent, tout en me disant d’être sage et de ne toucher à rien…

    Précaution inutile. Cette fenêtre je crois bien l’avoir ouverte par hasard, d’un coup de tête que je serais bien en peine de reproduire.

    La semaine je suis condamné à rester seul, jusqu’à leur retour. Je m’occupe comme je peux. Je mange, je bois, somnole sur le canapé. Et regarde par la fenêtre pour passer le temps.

    L’après-midi ce sont des oiseaux qui arrivent par dizaines. Des moineaux, des mésanges charbonnières, deux pies aussi, quelques corbeaux, un merle à bec jaune… Tout ce petit monde s’ébroue dans la fontaine, picore les boules de graisse dans la mangeoire.

    J’aimerais bien les affoler en me précipitant sur eux, histoire de rigoler un peu en les voyant s’éparpiller à tire-d’aile ! Mais pour ça, il faut que j’attende un peu.

    Au fur à mesure que l’après-midi avance, l’impatience me gagne. C’est long une pleine journée enfermé…

    L’impatience et… enfin, vous comprenez, une envie de plus en plus pressante…

    Moi, je me sens capable d’aller dans les toilettes. Mais ils ne veulent pas. Ils disent que je vais tout saloper ! Alors ils ont mis un verrou…

    Je crois que je suis doté d’un sixième sens… Vrai, quand ils reviennent, avant même d’entendre la voiture sur la route, je sais qu’ils arrivent ! Une évidence ! Et je ne me trompe jamais ! Ces dernières minutes d’attente me mettent toujours dans un état de grande fébrilité. Dès qu’ils ouvrent la porte je laisse mon bonheur s’exprimer !

    Je cours comme un dératé, je saute partout, je vocalise même pour leur montrer ma joie.

    Elle, elle est toujours contente de me retrouver. Elle me laisse faire tout en me regardant d’un air attendri.

    Lui, mes démonstrations d’amour l’agacent un peu. Il pense que j’en fais trop… Souvent il aboie fort pour que j’arrête :

    — Cet homme, il me fatigue ! Tous les soirs c’est le même cinéma ! Quand est-ce qu’il va grandir, se calmer ?

    — Chéri… Laisse-le ! Il est si content de nous voir !

    Puis elle jappe gentiment pour m’inviter à sortir.

    Je ne me le fais pas dire deux fois ! Dans le jardin je me défoule enfin. Je peux courir, chanter et surtout… me soulager derrière le vieux pommier.

    Au fond, j’ai trouvé un bon foyer pour m’accueillir. Même si lui grogne un peu parfois, il est cool. Le week-end il adore jouer au ballon avec moi dans le jardin. Il me poste entre deux poteaux et il me lance le ballon. Je dois l’arrêter et lui renvoyer. Quand je réussis, il faut l’entendre gueuler de plaisir ! Il est fier de moi, il me flatte quand nous rentrons, en posant sa patte sur mon cou et en me grattant derrière l’oreille.

    Oui, j’ai trouvé un bon foyer. Et j’ai souvent un pincement au cœur en pensant à toutes mes copines, tous mes copains qui sont toujours dans leur box de la Société Protectrice des Humains…

    ©Pierre Mangin 2023

     

     

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    Longtemps, j’ai cru être quelqu’un d’important. Mon chemin dans la vie, je l’avais forgé à grands coups d’épaule.

    J’étais parti de rien comme on dit. Mon père était berger. Je le voyais partir chaque matin devant son troupeau, revenir chaque après-midi le visage ceint d’un sourire béat un peu stupide. Il n’avait qu’un rêve : que je marche dans ses pas, que je reprenne le troupeau et que j’apprenne le secret de la fabrication de ces Pélardons que les restaurateurs de la ville s’arrachaient.

    Ma mère, je la voyais dans l’ombre de mon père. Toujours occupée à une tache qu’exigeait la tenue du mas. Elle n’avait qu’un rêve : que je rencontre une gentille fille du pays et que je devienne à mon tour le maître de cette petite exploitation d’un autre temps perchée sur les monts de Lozère.

    Leurs rêves n’étaient pas mes rêves.

    À l’école je me suis battu avec tous ceux que mon parler mâtiné de patois cévenol amusait.

    Au collège je me suis battu avec tous ceux qui me traitaient de bouseux.

    Au lycée je me suis battu avec tous ceux qui épataient les filles avec leurs jolis vêtements, leurs mobylettes rutilantes et leur argent de poche.

    Des coups j’en ai reçu. J’en ai aussi donné beaucoup.

    Le bac en poche je me suis fait embaucher au journal local.

    Pendant des années les journalistes en place m’ont traité avec mépris. Je n’étais que le petit grouillot, corvéable à merci. Pour m’humilier on me donna le titre de responsable de la machine à café, puis de la photocopieuse.

    Enfin on me confia la rubrique des chiens écrasés. Les journalistes, les vrais, ceux qui se rendaient aux conférences de rédaction en prenant des airs inspirés, continuaient de me snober.

    Des coups j’en ai reçu. J’en ai aussi donné beaucoup.

    Tel un renard à l’affût, j’ai attendu le moment favorable. Il est arrivé par un bel été. Le ministre de l’Intérieur faisait l’honneur à notre préfecture d’une visite impromptue. La moitié des rédacteurs était en vacances. La plus grande plume du journal était en déplacement à l’autre bout de la France. On m’envoya.

    Je ne me contentai pas de couvrir l’événement. Au forcing j’obtins de notre ministre un entretien en tête-à-tête. De la concurrence, je fus le seul… Dix minutes, pas davantage. Suffisant pour frapper fort et écrire un article remarqué.

    J’étais lancé… Nommé rédacteur au service politique. Ceux qui ne me voyaient pas se mire à me saluer, à me taper sur l’épaule, j’étais devenu leur vieux camarade. J’avais envie de me battre avec tous ceux qui m’avaient snobé.

    Quand je fus nommé rédacteur en chef, les mêmes devinrent obséquieux. Et quand je fus propulsé responsable du service je m’empressai de le réorganiser afin d’évincer quelques têtes.

    Beaucoup de chance dans les affaires, un peu d’intelligence en bourse, je commençais enfin à construire ma vie. Quelques années plus tard, quand le journal a traversé une crise financière d’importance, j’entrepris de devenir actionnaire principal. Et je réussis.

    Je continuais de me battre. Il fallait sauver le journal, restructurer, licencier. Je le fis sans état d’âme.

    Aujourd’hui je suis devenu quelqu’un. Tout le monde me donne du Monsieur. Quand il me voit arriver, mon chauffeur s’empresse de m’ouvrir la portière. À coups d’épaule j’ai bâti un empire financier. Je suis à la tête de sept journaux, dont quatre nationaux, de deux chaînes de télévision et de trois stations de radio. Ma voix compte. Dans les plus hautes sphères du pouvoir on a des égards pour moi.

    Des coups j’en ai reçu. J’en ai aussi donné beaucoup. Aujourd’hui je suis parvenu.

    Mes parents sont morts depuis longtemps. Je n’ai jamais eu beaucoup le temps d’aller les voir quand ils étaient vieillissants. J’étais si occupé, j’étais quelqu’un d’important…

    Je sais que mon père se désolait d’avoir dû vendre son troupeau. Aussi qu’il se désespérait de voir les ronces et les bouscasses envahir la châtaigneraie.

    Ma mère, je sais qu’elle s’attristait que je n’ai pas rencontré une gentille fille pour m’accompagner dans la vie.

    J’avais si peu de temps… J’étais quelqu’un d’important…

    Je suis retourné au mas. Voir le toit crevé de la chèvrerie a été un coup de poignard dans mon cœur. Les bancels, si bien entretenues par ma mère, étaient envahies de mauvaises herbes. Plus aucun légume n’y poussait, plusieurs murets de pierres sèches étaient éventrés. La bonne terre saignait par ces plaies ouvertes.

    Je me suis assis sur un rocher. J’ai regardé le soleil se coucher. Le ciel s’iriser d’ocres, de carmins. L’ombre des montagnes s’allonger. J’ai vu la nuit s’illuminer de mille étoiles anonymes.

    J’ai senti une première larme rouler sur ma joue. Puis une seconde. Et beaucoup d’autres…

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

    Bancels : terrasses en pierres sèches qui retiennent la terre et permettent la culture.

    Bouscasses : repousses de châtaigniers aux troncs très droits.

     

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    (Image : kie-ker de Pixabay)

              Six heures du soir. J’aime cette heure. Ce n’est plus la pleine journée, ce n’est pas encore tout à fait le soir. Une heure indécise, à l’image de mon état d’esprit. Une heure entre deux temps. Un temps pas tout à fait mort, un autre qui s’éveille.

               J’ai toujours eu une attirance pour l’incertain, l’inachevé, l'à-peu-près. Enfant je rendais à mes professeurs des devoirs qu'ils jugeaient incomplets. Mon raisonnement n'était pas abouti, disaient-ils, ma réflexion inachevée. Leur jugement unanime, la manière qu'ils avaient de s'exprimer d'une seule voix lors des conseils de classe me déroutaient. Comment pouvait-on émettre un avis aussi universel sur un élève, me disais-je alors ? Cela me semblait consternant et un peu angoissant !

     

               Aujourd'hui plus aucun professeur ne juge mes devoirs à l'emporte-pièce. Il y a belle lurette que je ne planche plus sur des pensums d'école ! Aujourd'hui, quand je prends la plume, c'est pour noter quelques lignes dans ce qu’il est convenu d'appeler un journal intime. Je dis bien convenu, car en réalité il n'a de journal que le nom. Un journal consigne des faits, analyse des événements. Je n'y couche que des impressions, des pensées fugaces, des réflexions confuses. Je n’analyse rien, me contente de noter la beauté d'un ciel d'hiver, le plaisir que j'ai eu à lire quelques pages d'un auteur que j'affectionne, ou la senteur parfumée des premières fraises du jardin. Quant à l'intimité, un journal intime l'est-il véritablement ? Celui qui l'écrit ne se doute-t-il pas qu'un jour ou l'autre quelqu'un d'autre que lui le lira ? Je sais que, ma mort venue, mes enfants finiront par découvrir le mien. Ils le liront. Les enfants vident les maisons de leurs parents décédés et accèdent ainsi à leurs secrets. J'ai lu le journal de ma mère, il n'y a aucune raison que mes enfants ne lisent pas le mien. Ils le conserveront comme un bien précieux, dernière trace, Ô combien personnelle, de mon passage sur Terre. Peut-être espéreront-ils découvrir entre ses pages un ultime message de ma part. Il est probable qu'ils éprouveront quelque déception… J'imagine qu'ils se chercheront. Et qu'ils trouveront que je ne parle pas beaucoup d'eux. Que je ne parle pas non plus beaucoup de leurs propres enfants, mes petits enfants. Comprendront-ils que je les aime, que je les ai toujours aimés, petits et grands, mais qu'ils ne sont pas l'essence de ma vie ? Comprendront-ils que je n'ouvre pas chaque jour ou presque mon journal pour y noter nos rencontres, les repas que nous prenons parfois ensemble, les progrès de mes petits enfants et toutes les autres petites aventures familiales ?

               Peut-être le comprendront-ils, peut-être ne le comprendront-ils pas. Ils accéderont à ma vérité sur l’existence ou tireront des conclusions hâtives. Ce sera leur problème, en aucun cas le mien, et pour cause puisque je ne serai plus là !

     

               Hier je n’ai écrit qu’une phrase : « Aujourd’hui j’ai cueilli la première tomate du jardin. » Pour moi l’événement dépassait en importance toutes les autres péripéties de la journée. Chaque année je ressens le même émerveillement. Après des semaines d’effort, de soins quotidiens, d’arrosage, d’angoisse face aux attaques de la maladie, d’espoir devant les fleurs qui éclosent, d’attente devant les petits fruits qui grossissent lentement ; après des semaines d’effort la première tomate est prête à cueillir. « Aujourd’hui j’ai cueilli la première tomate du jardin. » Ai-je besoin d’écrire qu’elle était lourde dans ma main, que sa chair était ferme, qu’en la coupant son parfum a envahi la cuisine, que je l’ai coupée en tranches fines, aromatisée d’un filet d’huile d’olive, d’un soupçon de fleur de Guérande et d’un tour de moulin à poivre ? Qu’une fois à table j’ai dégusté un festin de roi, digne des plus grands restaurants étoilés ? Ai-je besoin d’écrire les saveurs qui éclatent en feu d’artifice dans ma bouche, la joie de manger le fruit de mon travail, la fierté ? « Aujourd’hui j’ai cueilli la première tomate du jardin. » Cela suffit, tout est dit, pas besoin d’en rajouter. Au cœur de l’hiver, si je relis cette phrase, tous les plaisirs de cet instant magique me reviennent à l’esprit.

     

               D’autres fois je suis encore plus bref. « Ce soir Muriel » m’arrive-t-il d’écrire. Muriel je l’ai rencontrée un an après le décès de ma femme. Les enfants ne la connaissent pas. C’est Muriel qui m’a redonné goût à la vie. C’est elle qui m’a persuadé que ça valait le coût de continuer. A-t-elle eu besoin de mots pour me convaincre ? Non. Sa présence a suffi, son sourire, sa main dans la mienne. Et moi j’aurais besoin de dire par le menu nos rencontres, nos rires, nos étreintes ? J’aurais besoin de dire tous ces mois où nous nous sommes apprivoisés, nos sorties, nos dîners en tête à tête, nos chastes bisous au moment de nous quitter ? Non. De même, la première nuit que nous avons partagée, j’ai simplement noté : « Cette nuit, Muriel est restée dormir. » Le reste nous appartient. Notre timidité, nos hésitations, notre bonheur aussi, ne regardent personne, et encore moins celles et ceux qui sont susceptibles de découvrir ce journal.

     

               Une autre fois j’ai noté : « Donné ce matin une assiette de lait à un chat errant. » Dit ainsi cela a peut-être l’air de rien. Mais regarder ce petit chat (il était noir et blanc, avec une petite tache blanche sur le bout du nez), regarder ce chat laper consciencieusement son lait m’a rempli de bonheur. Ma journée avait été bien remplie, j’avais fait quelque chose d’important. Quand il a eu fini son assiette de lait le petit chat est venu contre moi. Il s’est laissé caresser quelques minutes en ronronnant avant de partir. Je ne l’ai jamais revu.

     

               Après le soir vient le crépuscule. J’aime aussi ce moment. Le jour s’en va à petits pas. Indolent. Hésitant. Lui aussi se plaît dans cet à peu près. Le soleil se couche et le ciel lui-même devient hésitant. Il ne sait de quelles couleurs se parer. Rouges, jaunes, orangés… De l’autre côté, vers l’Est, ce sont les bleus qui s’assombrissent, se foncent jusqu’à devenir bleu nuit, presque noir. Comme les bouteilles d’encre renversées de notre enfance, la nuit envahie le ciel. Le soleil n’est plus qu’un souvenir, les lumières chatoyantes de son coucher, une impression. Le temps pour quelques étoiles de s’allumer, timides, vacillantes dans un premier temps, et la nuit est là, bien là. Nous avons basculé dans un autre monde.

     

               Et je devrais raconter dans mon journal alors que tout change ? Décrire par le menu mes journées quand rien ne demeure stable ? La succession des jours est à l’image de nos vies. En mouvement. Les arbres naissent, s’épanouissent, vieillissent, meurent. Leurs feuilles, leur écorce, leur bois viennent nourrir le sol, leur splendeur passée disparaît dans l’humus alors que d’autres les remplacent. Avant d’à leur tour… Que faisons-nous de plus que les arbres ? Rien. Nous nous agitons davantage, nous sommes plus bruyants et perturbons la nature qui nous entoure par nos inventions… Et moi, comme les autres, il me faudra bien un jour laisser ma place. Retourner à l’humus, à moins que je ne parte en fumée. Ce jour-là encore je n’écrirai qu’une phrase sur mon journal : « C’est fini. »

               Que dire de plus ?

    ©Pierre Mangin 2023

     

     

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