•  

    Je n'aime pas les au revoir

              Je n’aime pas les au revoir, je ne les ai jamais aimés. Je déteste les mouchoirs agités le long des quais, les sourires forcés, les larmes feintes. Les promesses de retrouvailles me donnent la gerbe, et les accolades affectueuses de l’urticaire. Je n’aime pas les au revoir, je ne les ai jamais aimés. Ce ne sont que simagrées, mensonges, cinéma d'acteurs cabotins. Je n’aime pas les au revoir, je ne les ai jamais aimés. Les gens qui se retournent pour un dernier geste de la main m’agacent. Pire encore, ceux qui attendent ce demi-tour ultime me font pitié. Ils me font penser à ces chiens réclamant une caresse de leurs yeux tristes. J’aime celui qui part sans se retourner, celle qui monte dans le train sans un regard pour son compagnon ou ses enfants. Je rêve de paquebots quittant le port sans personne accoudé au bastingage. La foule de voyageurs, je la préfère agglutinée à la proue, regards fixés sur l’horizon, l’avenir. J’aime le fils quittant le foyer de son enfance sans un regret, sans une hésitation. Les quais de gare ne devraient pas être encombrés par ces multitudes envahissantes.

     

              C’est ainsi que j’ai voulu partir. En fermant la porte derrière moi. Nul besoin de la claquer. La haine ne m’habitait pas. Simplement je ne me reconnaissais plus dans la vie que je vivais. Je suis sorti, j’ai fermé la porte derrière moi.

     

              Pour celle qui est restée je deviendrai un souvenir. Bon ou mauvais. Elle peut s’autoriser l’oubli. Celui qui part sans se retourner accepte en retour l’oubli comme conséquence normale de son acte. C’est ainsi que j’envisage les rapports humains. Vivre au jour le jour, avec les personnes du moment. Celles que l'on côtoie dans son quotidien. Elle a le droit de m'oublier. Peut-être même en a-t-elle le devoir. Pour mes enfants je ne serai bientôt qu'une image floue, celle d’un homme qui les a aimés dans leurs toutes premières années. Puis je disparaîtrai totalement de leur mémoire. Le cerveau des enfants est ainsi fait. Aux alentours des cinq, six ans, ils se bâtissent une nouvelle mémoire, gomment tout ce qu’ils y avaient consignés auparavant. Que ne puis-je retrouver cette faculté… On parle du droit à l'oubli dans les gigantesques méandres de la Toile. Et dans la vie ? Pourquoi l’oubli ne serait pas un droit ? Ceux qui oublient on les dit atteints de folie. On se défie d’eux, on les parque dans des établissements spécialisés. Et s’ils n’étaient pas fous ? Si au contraire c’étaient eux les sages ? Eux qui dans une heure peuvent saluer dix fois la même personne avec une joie identique, un enthousiasme jamais émoussé. Eux qui n’ont conservé nulle trace de leurs misères passée.

     

              Oui, je sais, eux qui n’ont conservé nulle trace non plus de leurs bonheurs passés. La mémoire du bonheur enfui peut-elle nous apporter quelque joie ?

     

             Je n’aime pas les au revoir, je ne les ai jamais aimés. Je suis parti sans un mot, sans faire de bruit. J’ai ouvert la porte, je l’ai refermée derrière moi. J’ai disparu. C’est tout.

     

              J’ai marché devant moi, le cœur soulagé. J’ai traversé une bonne partie de la ville, longé des quartiers que je ne connaissais pas. J’ai croisé des gens. Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux. Je ne les regardais pas. Quelques personnes m’ont salué. Je n’ai pas répondu à leurs saluts. Je n’aime pas les au revoir, je ne les ai jamais aimés. Je crois que je n'aime pas non plus les saluts, les bonjours, et tous ces signes de reconnaissance censés nous rappeler que nous vivons en communauté. J’ai marché droit devant moi. Midi était passé depuis longtemps quand j’ai eu faim. Je suis entré dans une brasserie. Une brasserie sinistre. Derrière le comptoir un garçon mal aimable au tablier pas très propre m’a demandé ce que je voulais. J’ai mangé un sandwich au pâté. Le pain était mou, les cornichons inexistants ou presque. J’ai accompagné mon repas d'un demi d’une bière insipide. Un instant j'ai pensé aux repas que nous partagions. Il n’y avait pas abondance sur la table, jamais. Mais toujours de bons produits. Le pain nous l’achetions à la petite boulangerie de la Place de la Victoire. La mie fondait dans la bouche, la croûte craquait sous les dents. Nous ne mangions pas souvent du pâté, mais quand nous en mangions, il venait de celui que nous appelions notre charcutier malgré la rareté de nos visites. Je pensais à tout ça en mâchouillant mon pain mou. Et puis j'ai chassé de mon esprit toutes ces pensées qui n’étaient qu’un frein à ma volonté d’aller de l’avant.

     

              J’ai fini mon repas, bu ma bière et je suis reparti. Je n’ai pas laissé de pourboire. Ce qui a eu le mérite d’éviter au garçon de me gratifier d’une de ces banalités affligeantes qui sont le lot de sa profession. Au revoir, à bientôt, bonne journée… Je n’aime pas les au revoir, je ne les ai jamais aimés.

     

              J’ai continué de marcher. Droit devant moi. Du moins aussi droit que me le permettaient les routes, les carrefours, les ronds-points. Peu après mon déjeuner j’ai quitté la ville. J’ai traversé des zones industrielles sinistrées par la crise.

     

              Les voitures se sont faites de plus en plus rares. Ma route de plus en plus étroite. Les ateliers, les entrepôts, les hangars ont laissé la place à des terrains vagues. Les terrains vagues ont laissé la place à des champs. Des prairies. Le bruit de la ville s’estompait. Sa fureur aussi.

     

              Je marchais. Droit devant moi. J’ai pensé aux longues marches que nous affectionnions tous les deux. Aux pique-niques embarqués dans les sacs à dos. À nos rêves de découvertes et d’aventures. Nos rêves un peu oubliés après la naissance de notre premier enfant. Nos rêves un peu abandonnés à la naissance de sa petite sœur.

     

               J’ai chassé ces idées négatives.

     

              J’ai repris ma marche. Droit devant moi.

     

             Bientôt les bruits de la ville ont entièrement disparu. J’entendais des oiseaux. Des vaches aussi au loin. Et puis un chien qui aboyait. Au loin lui aussi.

     

           Le soir est tombé. Les ombres des arbres s’allongeaient. Avec le soir la fraîcheur s’insinuait sous mes vêtements.

     

             L’espace d’un instant j’ai revu notre petit appartement. Quand je l’apercevais de la rue, au loin, alors que je revenais, les soirs d’hiver. Je voyais la cuisine allumée. Les promesses de chaleur.

     

             J’ai ralenti ma marche. Je l’ai reprise. Toujours tout droit. Autour de moi l’ombre s’épaississait.

     

              Et puis, sans réfléchir, j’ai fait demi-tour.

     

              Je n’aime pas les au revoir, je ne les ai jamais aimés.

     

             J’aime encore moins l’idée de ne plus jamais pousser cette porte que j’avais refermée le matin même. La cuisine allumée. Les promesses de chaleur.

     

              La solitude est une maîtresse exigeante.

     

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

     

    Partager via Gmail Yahoo!

    votre commentaire
  •  

    Image : Christine Sponchia de Pixabay

     

    J’ai toujours plus ou moins tenu un journal. Tout petit déjà, d’une écriture maladroite, j’aimais avoir un « carnet secret », dans lequel je notais mes envies, mes joies d’enfant, mais aussi mes colères, mes frustrations. Bien entendu j’ignorais alors le pouvoir réparateur, « cathartique » de l’écriture. Adolescent, comme tout bon ado, je notais jour après jour mes amours impossibles dans d’interminables poèmes en prose. J’avais alors fait le choix des feuilles volantes. En y réfléchissant aujourd’hui, je crois que la pression ressentie à l’école devant chaque cahier neuf m’a toujours empêché d’en faire le support de mon journal. Peur des ratures, des taches, des fautes d’orthographe irrattrapables. La feuille volante possède sur le cahier broché l’avantage de pouvoir se déchirer et réécrire. J’ai parfois été tenté par le cahier à spirale (malin les spirales, on peut détacher une feuille sans que cela se voit !), mais sans grande conviction.

    Bien sûr, au fil des ans, j’ai perdu la plus grande partie de ces feuilles volantes. Elles ont été emportées par le tourbillon de la vie, elles ont servi pour certaines à allumer du feu, pour d’autres à confectionner des avions éphémères.

     

    Parvenu à l’âge adulte, l’envie de tenir un journal n’a pas cessé de me tarauder. J’ai souvent essayé, j'ai souvent abandonné, j’ai souvent manqué de temps (disais-je…) Depuis de nombreuses années je tiens mon journal avec une régularité quasi parfaite. Dans une année, seuls quelques jours manquent à l’appel : on peut les compter sur les doigts, disons des deux mains.

     

    Comme pour toute écriture, celle de mon journal obéit à des rituels. Des rituels immuables, mais c’est bien là le propre des rituels.

    Je me lève tôt matin, à l’heure où la ville est encore endormie, à l’heure où, en plein cœur de l’été, le soleil n’a pas encore pâli l’encre de la nuit. Je passe par mon bureau, allume l’ordinateur. Il se réveille tranquillement pendant que j’infuse un grand mug de thé.

    Le thé infusé je rejoins mon bureau. Et je retrouve mon ordinateur. Cela peut sembler étonnant, mais je ressens un plaisir presque sensuel à me trouver là, devant la lumière un peu bleutée de l’écran, à caresser la souris, à pianoter sur le clavier. Sa musique est douce à mon oreille. Ronflement paisible des ventilateurs et du disque dur, cliquetis joyeux du clavier, ronronnement tranquille de la roulette de la souris.

    Alors, tout en buvant mon thé par petites gorgées gourmandes (Earl Grey ou thé vert Bali, c’est selon mon envie matutinale), j’écris sur mon journal la date de la veille, avant de me pencher sur elle et d’en tirer la plus substantifique des moelles.

     

    Dans le format très cartésien du traitement de textes, mon journal est un véritable fourre tout. J’y note en vrac mes rêves, mes cauchemars, mes marches, mes rencontres, mes notes de lectures, mes projets d’écritures, les événements marquants familiaux, sociétaux, mes voyages, mes admirations, mes détestations…

    Écrire ce journal me procure un grand apaisement. Pourtant, après plusieurs années à le tenir quotidiennement, je me suis senti insatisfait.

    J’en ai eu assez de me retourner sur la journée de la veille. Assez de regarder derrière.

    J’ai eu envie de regarder devant.

     

    Alors j’ai changé mes rituels. Ce n’est pas si facile de changer ses rituels. Essayez, vous verrez. Mais, avec la ténacité, la volonté et la force de caractère qui me caractérisent, j’y suis parvenu. Désormais, chaque soir, à l’heure où la ville s’endort, à l’heure où, en plein cœur de l’été, le soleil a éteint son dernier rayon pour laisser l’encre de la nuit recouvrir le monde, je m’installe devant mon ordinateur. Parfois je dépose sur le bureau un grand mug de rooibos. Et, tout à ma joie de retrouver mon journal, j’écris la date du lendemain…

    Je ne regarde plus derrière, je regarde devant. Je regarde la journée qui m’attend.

    Et ça change tout.

     

    Oui, ça change tout. Aujourd’hui, chaque matin, je bois mon thé en me penchant non pas sur la journée de la veille, mais sur celle qui m’attend. Ainsi je prends connaissance dès potron-minet des événements marquants qui vont l’émailler, des personnes que je vais rencontrer, des pensées profondes qui vont germer dans mon cerveau, de mes progrès dans mes travaux d’écriture, des itinéraires de mes marches et même parfois, de la météo du jour… Je vous l’ai dit, je note tout. Et je sais tout d’avance puisque je l’ai noté la veille !

    Ce qui peut, je le reconnais, me poser quelques problèmes de conscience. Ainsi, au mardi 19 mai, j’avais noté : « Trois heures de marche. L’écoparc, Belle-Île, la vallée verte jusque l’hippodrome et retour par Balsan, le chemin des lavoirs et les jardins des Cordeliers. Pluie dense, bourrasques incessantes, je reviens trempé jusqu’aux os » Mettez-vous à ma place… Ce fameux mardi matin, à l’heure où la ville dort encore, je découvre comment va se dérouler ma marche de l’après-midi. Je n’ai aucune envie d’y aller, je suis tenté de renoncer, d’abandonner pour aller au musée ou au cinéma. Mais voilà, c’est écrit. Alors je vais marcher à l’heure dite. Et je reviens trempé comme une souche ! Ce qui est écrit est écrit.

     

    Quelques fois cette connaissance engendre des situations cocasses. Ainsi, à la date du mercredi 9 septembre, je lis, tôt matin : « Ce midi nous allons manger au (je préfère taire le nom du restaurant). Mon entrée est rachitique quand je la compare à celle de mes voisins de table. Je ne dis rien. Mon plat (tournedos au Porto accompagné de ses légumes du marché) est innommable. La viande, que j’avais demandé saignante est calcinée, et les légumes ont dû marcher vraiment trop longtemps avant de venir dans mon assiette : ils sont visiblement épuisés. Devant l’arrogance de la serveuse, je perds mon self contrôle légendaire. Je vais voir le patron et lui renverse mon tournedos au Porto sur le crâne. » Bien sûr, ce mercredi nous allons au restaurant. Mon entrée est délicieuse, copieuse, parfaite. Quant à mon tournedos au Porto, il est parfait lui aussi. Cuisson souveraine, légumes d’une fraîcheur irréprochable. Mais ce qui est écrit est écrit. Je me lève et fiche mon assiette sur le crâne du patron. Qui ne comprend pas ce qui lui arrive ! Et qui nous expulse sans ménagement de son restaurant, non sans avoir pris la peine d’appeler la police avant. Police qui me cueille sur le trottoir, juste à la sortie du restaurant. Quelle aventure, nous en rions encore. Enfin, j’en ris encore. Après deux ou trois tours de cet acabit, ma femme a préféré jeter l’éponge et voir si sous d’autres cieux le soleil était plus chaud…

    L’autre matin je me lève et je lis : « Durand est un con. Il a bien mérité la beigne que je lui ai administrée devant tout le monde. » Durand c’est mon chef de service. Je n’avais aucune raison d’aller le voir dans son bureau. Mais ce qui est écrit est écrit. Je suis monté, je suis entré dans son bureau sans frapper. Il était en réunion, avec quelques huiles venues de Paris. Je ne me démonte pas, je me dirige droit vers lui, et avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, je lui donne une gifle magistrale, percutante, sonore. Une vraie gifle de cinéma. Il était sans voix Durand, il ne comprenait pas ! Ce qui est écrit est écrit, et la gifle était écrite dans mon journal.

    Deux jours plus tard, commission de discipline, faute lourde, j’étais viré sans préavis et sans indemnités. Sans compter la plainte au pénal que Durand avait déposée.

     

    Bah, la justice je commençais à connaître. Eux aussi commençaient à me connaître à cause de diverses petites peccadilles. Ma défense allait être simple et j’avais refusé le conseil d’un avocat. La gifle était écrite, il me fallait la donner, n’importe quel juge comprendrait ça.

    Le jour où je devais passer au tribunal, je me suis levé impatient de lire ce que j’avais écrit la veille sur cette journée cruciale. Voici ce que j’ai découvert : « Je me suis départi de mon calme habituel devant ce petit juge qui me regardait de haut. Il a fait semblant de ne pas comprendre qu’une chose écrite se devait d’être exécutée. Je l’ai traité de Tartuffe, d’incompétent, de honte de la République. Pour faire bon poids j’ai rajouté quelques cinglantes insultes soigneusement choisies. » Le petit juge n’a pas aimé. Il m’a condamné à une lourde peine, à savoir plusieurs milliers d’euros de dommage et intérêts pour Durand ainsi qu’aux dépens. Pour les outrages il m’a assuré qu’on se reverrait bientôt.

    On s’est effectivement revus, mais pour une autre affaire.

     

    Depuis plusieurs mois mon bailleur me réclamait des loyers impayés. Cet Harpagon semble ne pas comprendre que sans travail et donc sans revenus, il est malaisé de s’acquitter de telles dettes. Et, en me levant un matin je lis ceci dans mon journal : « Aujourd’hui j’ai fait une chose dont je ne me serai pas cru capable. J’ai attaqué une banque ! J’en suis ressorti après quelques minutes, soulagé, enfin, de tous mes problèmes de trésorerie » Attaquer une banque, ai-je pensé, je ne me sens pas taillé pour ça. Mais ce qui est écrit est écrit. Alors je ne me suis pas dégonflé, j’y suis allé, avec un pistolet en plastique que mon petit cousin avait oublié à la maison. C’était comme dans les films ! Je suis entré, j’ai sorti mon pistolet en plastique, et j’ai crié « Les mains en l’air, ceci est un hold-up ! » Des gens ont crié, une femme s’est évanouie… Comme dans les films !

    Je suis ressorti au bout de quelques minutes, porté manu militari par les deux gros bras de la sécurité. Ils m’ont jeté sur le trottoir, un des deux gros bras a pesé de tout son poids sur mon dos en attendant que la police m’embarque, sans ménagement elle non plus.

    La suite, vous la devinez. Garde à vue, détention provisoire, cour d’assises, quinze ans de réclusion…

    Depuis que je suis en prison tenir mon journal ne me passionne plus guère. Ici toutes les journées sont identiques. Savoir à quoi va ressembler celle qui m’attend n’a rien de réjouissant.

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

    Partager via Gmail Yahoo!

    votre commentaire
  •  

    (Image : sebastianperezhdez de Pixabay)

     

     

    Dans des temps pas si lointains que ça, aux échecs, le fou n’était pas le fou. On l’appelait « aufin », ou « fil », ce qui signifie l’éléphant. Le fou était l’éléphant. Comment est-il devenu le fou que l’on connaît aujourd’hui ? C’est une longue histoire que je veux bien vous raconter…

     

    L’heure était grave. Dans la grande salle lambrissée du conseil réuni à la hâte, l’atmosphère était lourde, pesante. À l’extérieur, dans la cour bordée de hauts murs, l’échiquier esseulé attendait patiemment. C’était assez rare que toutes les pièces, noires et blanches confondues, soient convoquées. L’affaire était d’importance, on allait juger les éléphants…

     

    C’est la Reine Blanche qui en premier prit la parole. Le protocole aurait voulu que ce soit un roi qui s’exprime en premier. Mais tous ici, du plus insignifiant des pions à la plus influente des tours, savaient que les rois étaient fatigués, usés par de trop nombreuses et trop longues batailles. Ils se déplaçaient à la vitesse d'un escargot, péniblement, case par case… C’étaient les reines qui dirigeaient et personne n’aurait osé leur reprocher ce privilège.

     

    La Reine Blanche commença de sa voix forte :

     

    — En parfait accord avec mon homologue la Reine Noire, nous vous avons réunis pour décider du sort des éléphants. Les plaintes ne cessent de s'accumuler les concernant et malgré de nombreux rappels à l'ordre leur attitude demeure intolérable, inadmissible. Ils persistent à se déplacer en diagonale, certains n'utilisent que les cases blanches quand d'autres ne jurent que par les noires.

     

    Une tour fit entendre sa voix :

     

    — De plus un éléphant blanc élit domicile sur les cases noires tandis qu'un noir squatte uniquement des cases blanches... C'est une véritable anarchie. En abandonnant les belles perpendiculaires pour ne choisir que les diagonales ils font honte à notre jeu.

     

    Sur un regard de la Reine Blanche, le représentant des éléphants (le noir qui ne foule que des cases blanches) tenta de défendre sa corporation :

     

    — En empruntant les chemins de traverse nous ne causons de tort à personne. Nous déboulons là où l'on ne nous attend pas. An niveau stratégique nous avons notre place. Et puis, les chevaux caracolent sans que nul ne trouve rien à y redire !

     

    D'une seule voix les quatre chevaux ruèrent :

     

    — Ah mais pardonnez ! Ça n'a rien à voir ! Nous caracolons peut-être, mais toujours dans de belles perpendiculaires parfaitement orthonormées. Deux pas d'un côté, un pas de l'autre ou le contraire, et c'est tout. Tandis que vous autres les éléphants…

     

    Les mines boudeuses et méprisantes des quatre chevaux en disaient suffisamment long pour qu'ils n'aient pas besoin de continuer.

     

    Un pion plus courageux que les autres osa élever la voix :

     

    — Les lignes obliques ont leur utilité. Nous aussi, quand il s'agit de sauter sur un adversaire…

     

    La Reine Noire l'arrêta sèchement :

     

    — Si les fantassins se mettent à vouloir se mêler de stratégie, autant que la Reine Blanche et moi-même abdiquions… Depuis quand les pions prennent-ils la parole lors des conseils ?

     

    Impuissants à contenir la colère des deux reines, les rois se jetaient entre eux des regards fatigués. Ils étaient las de toutes les querelles, las de ces batailles sans fin, las aussi des humiliations répétées, des échec et mat quand, encerclés par les pièces adverses ils n'avaient d'autre solution que de s'allonger sur l'échiquier et boire jusqu'à la lie leur amère défaite…

     

    — Qu'en pensent nos monarques ? demanda la Reine Blanche d'un ton faussement obséquieux.

     

    Après s'être longuement éclairci la voix, le Roi Noir osa prendre la parole :

     

    — Depuis Hannibal, les éléphants se tiennent à la cour, au plus près des couples royaux. C'est aujourd'hui une tradition solidement établie. Nous aimons assez avoir un éléphant à nos côtés. Leur allure fantasque nous distrait.

     

    — C'est vrai, renchérit le Roi Blanc, ils sont drôles à se déplacer ainsi en barrissant de temps à autre !

     

    Les deux reines laissèrent éclater leur colère :

     

    — Faut-il vous rappeler messieurs que les bataillent qui se livrent sur l'échiquier sont sans merci, éructa la Blanche.

     

    — Vous parlez distraction, amusement, renchérit la Noire, quand vous devriez raisonner stratégie, équilibre des forces, art de la guerre, force de dissuasion…

     

    Les deux rois fixèrent le sol en silence, vaincus par la détermination sans faille de leurs altières épouses. D'instinct ils savaient qu'il était inutile d'argumenter. Elles étaient infatigables, avaient réponse à tout. Leur vigueur n'était jamais démentie, pas plus que leur fureur guerrière. Elles tiraient l'avantage de traverser l'échiquier d'une seule traite quand il leur aurait fallu huit coups pour égaler un tel exploit.

     

    Cependant, piqué au vif, le Roi Noir ne put s'empêcher d'adresser une pique à son épouse couronnée :

     

    — Pardonnez ma témérité très chère Reine, mais il vous arrive à vous aussi d'abandonner les perpendiculaires pour les fourbes diagonales...

     

    Devant tant d'audace les deux reines s'empourprèrent :

     

    — Dois-je vous rappeler mon cher époux, répondit la Reine Noire, que nous sommes les reines et qu'à ce titre nous avons tous les droits, tous les pouvoirs ? Qu'y pouvons-nous si vos excès de jeunesse ne vous autorisent plus aujourd'hui qu'une marche poussive ?

     

    Cette fois vaincus, les deux rois se turent définitivement. Et c'est dans un silence glacial que la Reine Blanche clôtura le conseil :

     

    — La conduite scandaleuse des éléphants a trouvé défenseur dans les personnes de nos monarques. Nous le regrettons, mais puisqu'il en est ainsi les éléphants sont autorisés à continuer de se déplacer en empruntant les lignes obliques. Cependant nous avons dans notre auguste sagesse décidé de les dégrader. À compter de ce jour ils ne seront plus éléphants mais « fous du roi ». En les nommant ainsi chacun saura à qui il a affaire, leur fourberie s'en trouvera amoindrie. La séance est levée. Que chacun regagne sa place sur l'échiquier. Une partie ne va pas tarder à débuter.

     

    Une à une les pièces de l'échiquier rejoignirent leurs places respectives. Les deux reines n'eurent pas un regard pour les fous installés à leur côté alors que les rois étaient plutôt satisfaits de retrouver leurs compagnons encore plus fantasques qu'à l'ordinaire. Ils les reposaient de la rigueur militaire de leurs sévères épouses…

     

     

    ©Pierre Mangin 2023

     

     

    Partager via Gmail Yahoo!

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique